Si vous passez par Westminster et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous au pied de la Victoria Tower.
Il s’agit de l’une des deux tours du palais de Westminster, siège du Parlement britannique. L’autre tour, du côté de Westminster Bridge et de la station de métro Westminster, est beaucoup plus connue. D’abord nommée Clock Tower, elle est devenue Elizabeth Tower en 2012, à l’occasion du jubilée d’or de la reine Élisabeth II. C’est l’un des symboles les plus iconiques de Londres, souvent maladroitement identifié à Big Ben. Big Ben est en effet la cloche de 13 tonnes accrochée au sommet de cette tour. Comme chacun sait, sa sonnerie est tout aussi iconique dans le paysage sonore britannique.
La tour qui nous intéresse (photographie de gauche, en haut), la Victoria Tower donc, est située à l’autre extrémité du palais, en direction de Lambeth Bridge et, plus loin, de la Tate Britain. Dans la Balade # 2, nous avions évoqué Old Palace Yard et le décor sculpté commun à la chapelle Notre-Dame de l’abbaye de Westminster et au palais du Parlement, notamment celui de la Victoria Tower. Ce que nous souhaitons évoquer aujourd’hui, ce sont les usages de cette tour. Entre autres le lien avec un événement qui s’est déroulé il y a tout juste 416 ans, le 5 novembre 1605 (cette Balade a été publiée le 5 novembre 2021).
C’est ce jour-là que devait se tenir l’ouverture solennelle du Parlement britannique, en présence du roi, Jacques Ier, de son gouvernement, de la Cour et d’une partie de l’aristocratie. Le fils de Marie Stuart, qui avait succédé à sa lointaine cousine Elisabeth Tudor, se retrouvait à la tête d’un double royaume : d’abord roi d’Écosse sous le nom de Jacques VI, il était aussi devenu roi d’Angleterre, sous le nom de Jacques Ier. Le siècle des Tudor avait été marqué par la rupture entre Henri VIII et la Papauté, pour une histoire de divorce refusé, par l’établissement de l’Église d’Angleterre et de la suprématie du souverain sur cette Église nationale, mais aussi par le glissement progressif de celle-ci vers le protestantisme, en plein siècle de la Réforme. Mis à part le bref règne « catholique » de Marie Ière (fille d’Henri VIII et de sa première femme, catholique, Catherine d’Aragon), les deux autres successeurs du roi avaient instauré un régime anticatholique. Bloody Mary avait certes fait couler le sang des protestants, mais Édouard VI (le fils de Jane Seymour, la troisième épouse), et Élisabeth Ière (la fille d’Anne Boleyn, la deuxième épouse) avaient mis en place un système parfaitement discriminatoire pour les catholiques, qui se retrouvaient écartés de bien des champs de la société, quand ils n’étaient pas tout simplement persécutés pour leur foi. L’avènement du roi Stuart avait laissé espérer une plus grande tolérance religieuse, mais la politique de Jacques Ier ne fut pas à la hauteur des attentes. On vit donc fleurir toute une série de conspirations, dont la plus connue était celle dite conspiration des Poudres.
Le projet était de faire sauter le Parlement lors de son ouverture solennelle par le souverain : le roi, ses ministres et toute l’élite protestante devaient périr dans l’explosion du vieux palais de Westminster ; on en profiterait pour placer sur le trône la princesse Élisabeth. On n’avait bien sûr pas demandé son avis à la jeune fille de 9 ans ! Plusieurs grands aristocrates catholiques furent associés à la conspiration, certains plus ou moins contre leur volonté d’ailleurs. Il en résulta que le secret fut vite essoufflé. Du coup, dans la nuit qui précéda l’attaque terroriste, on envoya des soldats fouiller les caves du palais. Ils tombèrent sur le tristement célèbre Guy Fawkes, prêt à allumer les nombreux barils de poudre entreposés sous la chambre des Lords. L’histoire de Guy Fawkes et son omniprésence dans la culture populaire, depuis la Bonfire Night (le 5 novembre, justement) jusqu’au masque des Anonymous, est une saga à elle tout seule. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les soldats qui ont trouvé le terroriste.
Il s’agit des non moins fameux Yeomen of the Guards, l’un des régiments de gardes du corps des souverains anglais, et le plus ancien corps de l’armée britannique toujours existant puisqu’il a été institué par Henri VII en 1485, après la bataille de Bosworth Field qui mit un terme à la guerre des Deux Roses et fit passer la couronne de la Maison d’York à la Maison Tudor. Reconnaissables, encore aujourd’hui, à leur uniforme de style Tudor, avec leur livrée rouge aux ornements dorés, leurs bas écarlates et leur fraise immaculée, leur étrange chapeau noir et leur pique acérée, ils interviennent lors de nombreuses cérémonies de la monarchie britannique, qu’il s’agisse du chapitre de l’ordre de la Jarretière au château de Windsor, de la remise de décorations au palais de Buckingham ou de messes à la chapelle du palais Saint-James.
On les voit aussi, tous les ans, lors de l’ouverture solennelle du Parlement (State Opening of Parliament). Avant de prendre place dans la Galerie royale, ils ont en effet la mission symbolique de fouiller les caves du palais de Westminster, référence évidente à la conspiration des Poudres et à l’arrestation de Guy Fawkes, dans la nuit du 4 au 5 novembre 1605. Si, comme l’auteur de ces lignes, vous avez le privilège d’être invité par le Lord Grand Chambellan à assister à l’arrivée du souverain sur Old Palace Yard, vous pourrez justement découvrir quelques aspects du protocole immuable de cette prestigieuse cérémonie.
Le rez-de-chaussée de la Victoria Tower est en fait un porche qui, depuis Old Palace Yard, permet d’accéder à l’une des cours intérieurs du palais (photographie du milieu, en haut). Il convient de noter l’ouverture située au milieu de la voute, dont nous reparlerons (photographie de droite, en haut). Sur la gauche, sous ce porche, une porte donne également accès au pied de l’escalier que doit emprunter le souverain pour rejoindre la chambre des Lords (Royal Staircase). La première étape de cette cérémonie, en tout cas pour la partie qui se déroule sous la tour, est l’arrivée de cavaliers des deux régiments de la garde royale (Horse Guards) : les Life Guards et les Blues & Royals. Ils prennent place sur les marches de l’escalier, afin d’assurer une garde d’honneur au souverain. Viennent ensuite, justement, les Yeomen of the Guards, qui ont terminé leur visite rituelle des caves (photographie de gauche, en bas). Suit une scène assez surréaliste : des membres du personnel du Parlement arrivent pour recouvrir le sol du porche d’une épaisse couche de sable. Les chevaux et les carrosses des Écuries royales (Royal Mews) sont en effet en route et le sable répandu sur les pavés facilitera leur accès et limitera le bruit.
Les occupants du premier carrosse (généralement le Queen Alexandra’s State Coach) sont assez surprenants : il s’agit des regaliae, les insignes de la royauté britannique, et plus précisément l’Imperial State Crown (la couronne dite impériale, photographie du milieu, en bas), le Cap of Maintenance (un bonnet de velours rouge bordé d’hermine) et la Great Sword of State (la grande épée d’apparat). Avec d’autres officiers de la Couronne, c’est le Queen’s Bargemaster (le pilote de la barge royale) qui accompagne les regaliae, en souvenir de l’époque où les joyaux de la Couronne étaient acheminés sur la Tamise depuis la Tour de Londres, à bord d’une embarcation de la Cour. En 2016, le carrosse suivant était occupé par le prince de Galles et la duchesse de Cornouailles (qui, en droit, est princesse de Galles par son mariage avec l’héritier du trône, à défaut de l’être dans la pratique pour les raisons que l’on connait). Enfin, le magnifique Diamond Jubilee State Coach arriva cette année-là avec la reine Élisabeth et le prince Philip (photographie de droite, en bas). D’ordinaire, le carrosse royal s’arrête sous le porche et la souveraine est accueillie en bas des escaliers par le Lord Grand Chambellan (le marquis de Cholmondeley) et le Earl Marshal (le duc de Norfolk, premier pair du royaume, en l’occurrence catholique). Mais en 2016, le duc d’Édimbourg rencontrant des difficultés pour monter les escaliers, le carrosse avança jusqu’à la cour intérieure : la reine et son époux allaient prendre l’ascenseur ! C’est donc le carrosse de la suite de la souveraine qui s’arrêta sous la Victoria Tower. La suite de la cérémonie est une autre histoire…
Mais revenons à l’orifice qui perce la voute du porche. Il s’agit de l’extrémité d’une sorte de cheminée qui grimpe jusqu’en haut de la tour. À l’instant où le carrosse royal arrive sous la tour, un signal est envoyé par ce biais jusqu’au sommet et l’Union Jack est immédiatement remplacé par le Royal Standard (tradition sans doute aujourd’hui remplacée par quelque appel radio). Le palais de Westminster, en effet, est toujours considéré comme un palais royal et c’est donc l’étendard personnel du souverain qui flotte à son sommet lorsqu’il est présent, tout comme sur l’abbaye de Westminster voisine, qui relève elle aussi directement de la Couronne.
Mais la cheminée dont nous avons parlé n’en est pas vraiment une : il s’agit en fait de l’espace autour duquel s’enroule un gigantesque escalier métallique en colimaçon, conçu par sir Charles Barry, l’architecte qui reconstruisit le palais de Westminster après le grand incendie de 1834, et qui relie les 12 étages de la tour, avec ses 553 marches. Il faut dire qu’au moment de son inauguration, en 1860, la Victoria Tower était la plus haute tour carrée du monde (98 mètres jusqu’au pied du mât et 120 mètres au sommet de la couronne qui surplombe le mât, bien plus donc que la Clock Tower, qui ne culmine qu’à 96 mètres).
Mais à quoi pouvait donc servir cette tour hors norme ? Dès le départ, elle a été pensée par Barry pour servir de lieu de conservation aux archives parlementaires, ce qu’elle est encore aujourd’hui, même si un transfert dans un lieu plus adapté est aujourd’hui à l’étude, notamment du fait de l’explosion de la quantité d’archives produites à notre époque. C’est donc au-dessus de l’entrée du souverain que l’on conserve les témoignages de l’histoire parlementaire de l’Angleterre, puis du Royaume-Uni, avec notamment 60 000 lois et des milliers de documents parmi les plus précieux (Actes d’Union des différents royaumes pour former le Royaume-Uni, acte de la sentence d’exécution lors du procès de Charles Ier, Great Reform Act de 1832 ou encore le fameux Bill of Rights de 1689). Autant de trésors archivistiques, fondement de la démocratie britannique, qui, symboliquement, accueillent le souverain lors de l’ouverture solennelle du Parlement. Rappelons que, si le Parlement britannique est bicaméral, constitué de deux chambres (chambre des Lords et chambre des Communes), il est en fait composé de trois entités, la troisième étant le souverain lui-même.





