# 27 // Turner

Si vous passez par Pimlico et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à la Tate Britain.

Jusqu’au 7 mars 2021, vous pouvez y découvrir la fascinante exposition Turner’s Modern World. La volonté des commissaires est de montrer en quoi J.W.M. Turner est à la fois le témoin et le chroniqueur, à travers ses œuvres, de son époque et de l’évolution de la Grande-Bretagne puis du Royaume-Uni (en 1801, le royaume de Grande-Bretagne et le royaume d’Irlande sont unis au sein du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande), des points de vue politique, social, économique, technique, militaire, philosophique, etc.

Joseph Mallord William Turner est né le 23 avril 1775, dans le quartier de Covent Garden, le cœur battant de Londres. Il débute sa carrière par des dessins de Margate, où il a suivi son oncle, puis s’intéresse aux croquis d’architecture et aux paysages topographiques, qui ont le vent en poupe. En 1789, à l’âge de quatorze ans, il entre à l’école de la Royal Academy of Arts, alors présidée par Sir Joshua Reynolds. Dans les années qui suivent et tout au long de sa vie, il multiplie les voyages en Angleterre, puis à l’étranger. Autant que de belles choses à porter sur ses carnets et sur ses toiles (sa première peinture à l’huile est exposée en 1796), il découvre la vie des gens et prend le pouls du pays. Il voit le monde évoluer, devenir moderne, et retranscrit ce monde moderne dans ses œuvres.

C’est d’abord les techniques, bien sûr, qui évoluent, et il n’hésite pas à peindre l’intérieur d’une forge (The Interior of a Cannon Foundry, 1797-1798), des bateaux à vapeur (Snow Storm – Steam-Boat off a Harbour’s Mouth, exp. 1842), des trains lancés à grande vitesse (pour l’époque) sur les nouveaux chemins de fer (Rain, Steam, and Speed – The Great Western Railway, 1844), d’immenses jetées sur la mer (The Chain Pier, Brighton, vers 1828)…
Mais la société évolue également, à tous les niveaux, et ses scènes de la vie quotidienne sont d’ailleurs fascinantes, qu’il s’agisse des badauds venus voir les ruines d’un théâtre londonien détruit par un incendie (The Pantheon, the Morning after the Fire, 1792) ou de l’affluence sur le marché d’une petite ville (High Green, Wolverhampton, 1796), de l’incendie du palais de Westminster (The Burning of the Houses of Parliament, vers 1834-1835) ou de la visite d’Etat du roi des Français (The Disembarkation of Louis-Philippe at the Royal Clarence yard, Gosport, 8 October 1844, vers 1844-1845).
Parfois, Turner rapporte aussi l’évolution politique de son pays : le scandale des « bourgs pourris » (Salisbury, from Old Sarum, vers 1827-1828), l’aspiration à une réforme du pays (The Northampton Election, 6 December 1830, vers 1830), mais aussi la condamnation de l’esclavage (A Disaster at Sea, vers 1835).

Ce qui semble également marquer l’œuvre de Turner, c’est l’impact et l’influence des Guerres de la Révolution française et surtout des Guerres napoléoniennes sur son pays. C’est d’ailleurs un des fils conducteurs de l’exposition. Rappelons qu’il entre à l’école de la Royal Academy en 1789 et qu’il en deviendra membre en 1802. Ses années d’apprentissage et son accès à la notoriété sont donc marqués par ces conflits avec la France. Toute la société britannique est bien sûr concernée par la Révolution française, puis par Napoléon : ceux qui partent au front et ceux qui les attendent à la maison, ceux qui doivent diriger un pays en guerre ou faire tourner l’économie, ceux qui doivent combattre l’ennemi par la plume ou par le pinceau.
On n’est donc pas étonné de rencontrer Napoléon tout au long de cette exposition. A côté des grands tableaux, on découvre notamment les illustrations que Turner a réalisées pour la biographie de Napoléon écrite par le fameux romancier écossais, Sir Walter Scott (The Life of Napoleon Buonaparte, 1827). On découvre ainsi l’exécution du duc d’Enghien (Vincennes, 1835), les adieux à la Grande Armée (Fontainebleau, 1834-1836) ou la reddition aux Anglais (The Bellerophon, Plymouth Sound, 1836).
Et il y a bien sûr ces trois grands tableaux et autant d’épisodes déterminants dans la lutte entre l’Empereur et Britannia.
La bataille de Trafalgar (21 octobre 1805) est évoquée à travers la mort de son héros, Horatio, Lord Nelson (The Battle of Trafalgar, as seen from the Mizen Starboard Shrouds of the Victory, 1806-1808). En s’approchant (photographie de gauche), on voit Nelson qui vient d’être touché par la balle française, supporté par ses officiers et ses matelots. L’un d’eux est son fidèle ami, le Capitaine Hardy. De Nelson, on devine l’une de ses épaulettes dorées, sa perruque poudrée, les décorations qu’il porte à la poitrine. Un marin le porte par le bras, il a perdu l’autre à Ténérife en 1797, ainsi qu’un œil, en Corse, en 1794. Certains des hommes semblent regarder l’endroit d’où le coup fatal est venu et, effectivement, sur une plateforme du bateau tout proche, le Redoutable, on voit un matelot français avec son fusil encore fumant. Malgré la mort du chef, la victoire est anglaise : à bord du bien nommé Victory, le drapeau tricolore est déjà déposé.
L’autre grande moment, c’est bien sûr Waterloo (18 juin 1815). Mais en dix ans, l’art de Turner a évolué, ainsi que son tempérament. Dans l’audioguide, les commissaires expliquent qu’il est passé du patriotisme à une forme d’humanisme. Dans son tableau (The Field of Waterloo, exp. 1818), il ne représente pas la bataille, mais ses conséquences : les milliers de morts et de blessés qui jonchent le champ de bataille, au lendemain de la victoire de la Coalition. On voit des femmes, dont on ne sait si elles sont venus chercher un mari manquant à l’appel ou piller les cadavres des pauvres soldats. L’humanisme de Turner, on le retrouve aussi dans certains détails (photographie du milieu). Au milieu des canons, on devine les monogrammes des souverains : le N de Napoléon et le GRIII de Georges III (George Rex III). Mais, après tout, il n’y a plus vraiment de Français ni d’Anglais, il n’y a que des morts.
L’exposition se termine sur un tableau énigmatique (War – The Exile and the Rock Limpet, exp. 1842). L’Empereur, déchu, est à Sainte-Hélène (photographie de droite). Sous la surveillance d’un soldat britannique, il est au milieu d’une promenade sur cette ile perdue au milieu de l’Atlantique Sud. Il observe un mollusque. A moins que ce ne soit son reflet dans l’eau (reflet de ce qu’il a été ?). A moins qu’il ne soit perdu dans ses pensées. A moins qu’il ne réfléchisse à une nouvelle évasion. Au fond, le soleil couchant remplit l’horizon d’une intense couleur rouge. Turner dira que c’était une manière d’évoquer le sang que Napoléon avait fait couler.
Napoléon Bonaparte est mort le 5 mai 1821 à Sainte-Hélène, sans avoir revu ni la France ni l’Europe, abandonné de presque tous. Le 16 décembre 1840, sa dépouille est transférée aux Invalides et inhumée dans ce qui est sans doute le plus sublime ensemble funéraire en Europe. J.W.M. Turner s’est éteint onze ans plus tard, presque jour pour jour, le 19 décembre 1851, à Chelsea. Il a eu, quand à lui, l’honneur d’être enterré à la cathédrale Saint-Paul de Londres, aux côtés de Nelson et de Wellington, comme si, lui aussi, avait été, par son œuvre picturale, l’un des héros de cette guerre contre l’Empereur.

Photographie de gauche : détail de « Joseph Mallord William Turner (1775-1851), The Battle of Trafalgar, as Seen from the Mizen Starbord Shrouds of the Victory, 1806-8, Accepted by the nation as part of the Turner Bequest 1856, ref. N00480 (C) Tate ». L’original est visible sur le site de la Tate ici.
Photographie du milieu : détail de « Joseph Mallord William Turner (1775-1851), The Field of Waterloo, exh. 1818, Accepted by the nation as part of the Turner Bequest 1856, ref. N00500 (C) Tate ». L’original est visible sur le site de la Tate ici.
Photographie de droite : détail de « Joseph Mallord William Turner (1775-1851), War. The Exile and the Rock Limpet, exh. 1842, Accepted by the nation as part of the Turner Bequest 1856, ref. N00529 (C) Tate ». L’original est visible sur le site de la Tate ici.
Photographies (C) Thomas Ménard, 3 décembre 2020.
La publication des reproductions de ces tableaux a été possible grâce à l’aimable autorisation de la Tate, sous la Creative Commons Licence CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported).

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