Les touristes anglais en Suisse

L’image du touriste anglais est bien ancrée dans notre imaginaire, notamment à travers les différentes formes de récits, littéraires ou cinématographiques. Qu’on se souvienne de ce détective belge installé à Londres qui parcourt l’Europe et le Levant, parfois à bord du mythique Orient Express, de ces ladies qui découvrent les trésors de Florence et de San Gimignano ou de la Côte-d’Azur, de ce gentleman parti faire le tour du monde avec son valet français, et même, dans un autre genre, de ces aventuriers issus de la meilleure société aristocratique qui recherchent des cités fabuleuses en Amazonie ou sont élevés par des gorilles dans les jungles africaines.
Plus près de nous, les touristes britanniques ont conquis un pays en partie francophone : la Suisse. Laurent Tissot, professeur honoraire d’histoire contemporaine à l’université de Neuchâtel, est le meilleur spécialiste du sujet. En 2017, il a publié chez Alphil, un livre remarquable intitulé Histoire du tourisme en Suisse au XIXe siècle. Les Anglais à la conquête de la Suisse. Il nous fait le plaisir de répondre à quelques questions sur ce sujet passionnant.

Le tourisme est né de la tradition du Grand Tour. De quoi s’agit-il ?
Qualifié de proto-tourisme, le Grand Tour s’inscrit dans le cursus de formation des fils de l’aristocratie britannique, mais aussi russe, danoise, belge… Pratique que l’on peut dater de la fin du XVIe siècle, le voyage n’a qu’un seul but : la connaissance de l’Antiquité et qu’une seule destination : les rives de la Méditerranée, berceau de notre civilisation avec des passages obligés : Florence, Rome, Naples et les sites archéologiques. C’est une trajectoire nord-sud. Mais le voyage sert aussi à créer ou entretenir des réseaux sociaux (amis, familles), artistiques et savants. Il est aussi « formateur » sur le plan sexuel – les aventures sont nombreuses. Il peut durer plusieurs mois (de trois à douze et même plus pour certains) et se comprend comme une pratique collective, la personne en formation est accompagnée d’une domesticité parfois nombreuse en compagnons, précepteurs, domestiques, conducteurs, guides, etc. 

Qui sont les premiers touristes anglais en Suisse et que viennent-ils chercher ?
Les premiers touristes anglais en Suisse sont les héritiers, pour certains aspects, des pratiquants du Grand Tour. Le déplacement est aussi source de formation, de découvertes, de profit et de jouissances. Mais si la Suisse devient un lieu intéressant, c’est qu’elle profite de l’attrait exercé par les Alpes qui émerge dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Durant le Grand Tour, les voyageurs traversent la Suisse mais ne s’y arrêtent guère. Avec le tourisme, elle devient un espace que l’on commence à admirer et aussi à comprendre. Dans cette perspective, les écrits de Jean-Jacques Rousseau et l’expédition d’Horace-Bénédicte de Saussure au Mont-Blanc en 1787 peuvent être considérés comme des tournants, car ils envisagent les Alpes comme un territoire qui mérite d’être vu et se conquiert. Si l’on ajoute à cela les aspects politiques, esthétiques et affectifs notamment liés au romantisme, on comprend cet attrait qui prend une forme multidimensionnelle.

Au XIXe siècle, on voit apparaître ou se renforcer deux types de touristes très spécifiques en Suisse : l’alpiniste et le « malade ». Pourriez-vous nous en parler ?
L’alpiniste combine deux aspects – le mérite et la connaissance – par l’ascension de sommets où la prise de risque est très grande et le danger permanent, alors que le malade recherche à retrouver la santé par un séjour dans le calme des Alpes. Si le premier est datable dès la fin du XVIIIe siècle, il donne sa pleine mesure dès le milieu du XIXe avec la création de l’Alpine Club en 1856. Ce sont donc surtout les Britanniques qui activent cette pratique et, en même temps que le mouvement impérialiste sur d’autres continents, voient les Alpes comme un territoire à conquérir et à dominer. Ils entraînent à leur suite tout un mouvement européen et américain. Pour le second, les découvertes faites par l’armée britannique sur les conséquences de l’air frais et d’altitude pour soigner les affections pulmonaires engendrent toute la dynamique des sanatoria (notamment Davos, Arosa, Montana, Leysin) qui va accompagner, pour un temps, le tourisme « normal ». Pour résumer et c’est tout le paradoxe de ce désir de montagne, l’alpiniste joue avec la montagne – les accidents mortels sont nombreux – pour satisfaire son ego, le malade joue avec elle pour utiliser ses bienfaits dans l’espoir de se sauver.

Puis viennent les sports d’hiver et d’autres types de tourisme.
Il y a des controverses sur l’origine des sports d’hiver. Moyens de transports – notamment le ski – pour les habitants du lieu et donc préexistants à l’arrivée des touristes ou pratiques physiques qui s’inscrivent dans l’émergence au cours du XIXe siècle – surtout en Grande-Bretagne – des sports au sens moderne du terme, donc dans ce cas produits d’importation, ou encore nouvelles offres des hôteliers à la recherche de clients l’hiver, saison morte jusque-là, les sports d’hiver sont la combinaison de plusieurs facteurs. Quoi qu’il en soit, ils apparaissent à la fin du XIXe siècle, prennent leur véritable envol après la Première Guerre mondiale, et surtout après la Seconde. Mais l’apparition des sports d’hiver marque un tournant déterminant et, dans une certaine mesure, sauve le tourisme de montagne. Car au même moment, sous le coup de l’hygiénisme, le rapport à la mer se modifie. La mise en évidence des bienfaits du soleil sur la santé contribue à populariser une nouvelle forme de tourisme balnéaire estivale faite de soleil, de baignade, de culture, d’expériences sensuelles. C’est dire que la saison où l’on séjournait habituellement en montagne – l’été – est désertée de sa clientèle qui préfère désormais les étendues de sable fin. L’émergence des sports d’hiver vient donc opportunément donner à la montagne l’occasion d’y séjourner l’hiver. Cette rocade saisonnière s’inscrit dans une modification fondamentale des usages des corps sans compter les impacts purement techniques et économiques.

Peut-on dire que l’explosion du tourisme au XIXe siècle est la conséquence du développement du chemin de fer et la cause de celui des hôtels ?
Dans une certaine mesure oui. Mais il ne faut pas gommer l’importance de la navigation lacustre. En Suisse, le chemin de fer apparaît avec retard – fin des années 1850 – alors qu’en Grande-Bretagne, France, Belgique, il est déjà très opérationnel dans les années 1830. Pendant plus de vingt ans, c’est la navigation sur les lacs qui s’imposent et qui supplantent dans une grande mesure le transport sur route – la diligence reste un moyen compliqué vu l’état des chaussées – alors que la surface lisse des lacs ne présente aucun obstacle. On peut émettre l’hypothèse que le tourisme en Suisse est d’abord une affaire de lacs avant d’être celle de montagnes. C’est la raison pour laquelle les premiers grands hôtels se situent sur leurs rives – autour du lac Léman, de Neuchâtel, de Thoune, de Brienz, des Quatre-Cantons, de Zurich, de Constance, etc… Le premier hôtel dit moderne est celui des Bergues à Genève construit en 1834 au bord de l’eau. L’arrivée des chemins de fer ne va que prolonger ce que la navigation à vapeur avait établi en ramifiant à l’intérieur les destinations et donc en faisant construire des hôtels près des montagnes et, avec les crémaillères et autres funiculaires, sur les montagnes. Les séquences chronologiques liées à l’apparition des moyens de transport sont déterminantes pour comprendre comment le territoire helvétique a été conquis sur le plan touristique.  

Les guides de voyage ont accompagné tous ces développements. Comment ont-ils évolué au cours des siècles ? 
Le guide de voyage est un dispositif important de l’équipement touristique. Il apparaît dès que de nouvelles formes de voyages libérées des contraintes sociales du Grand Tour apparaissent, soit les voyageurs et voyageuses issus de la bourgeoisie qui n’ont pas les réseaux sociaux et de communication européens de l’aristocratie et qui requièrent des sources inédites de documentation leur permettant de se retrouver dans un territoire inconnu. C’est un accompagnateur que l’on retrouve dans beaucoup de bagages. Une tendance de fond se renforce puissamment au cours du XIXe siècle : la prédominance de l’utilitaire, de la donnée brute et matérielle s’opère au travers d’une démarche mettant en évidence ce qui fait un site – que ce soit un monument ou une vue – et non pas ce qu’il représente ou signifie. La vision esthétique, symbolique, allégorique et parfois historique est chassée au détriment de la matérialité brute de la chose à voir. La présence de celle-ci suffit parce qu’elle est attestée par le guide. C’est dire que les émotions tendent à disparaître de ces pérégrinations, la sécheresse des présentations prévaut. La finalité s’identifie aux moyens, d’où la prépondérance des informations techniques, matérielles et chiffrées. Le plaisir s’assouvit dans leur vérification au contact des réalités disséminées dans l’espace. Cette évolution est notamment très présente dans les guides Baedeker mais aussi dans d’autres guides anglais même s’ils peuvent présenter entre eux, par souci de concurrence, des différences.

Le tourisme en Suisse a également profité de l’essor des premières agences de voyage. Est-ce une spécificité anglaise ?
Il est incontestable que la création de l’agence de Thomas Cook avec l’organisation, en 1863, de son premier voyage en Suisse, amorce un engouement touristique qui ne cesse pas jusqu’en 1914. Cook n’est pas seul : Crisp, Gaze, Dean&Dawson, Lunn ou Polytechnic activent entre autres un flux de touristes. Mais ces phénomènes se voient aussi en France, en Allemagne, en Belgique, aux États-Unis. Une véritable industrialisation du tourisme s’opère, industrialisation qui a partiellement été façonnée sur le territoire suisse avant d’être utilisée sur d’autres espaces.

Le touriste anglais avait-il une particularité au XIXe siècle ?
On entre dans des considérations stéréotypiques qui ne sont pas toujours vérifiables scientifiquement. Mais il est clair que le tourisme se nourrit de stéréotypes et le touriste anglais n’y échappe pas : arrogant, condescendant, sûr de lui, exigeant, impulsif, radin, sot sont des traits que l’on retrouve dans beaucoup d’écrits même venant d’Anglais. Les alpinistes sont particulièrement acerbes de ce point de vue et critiquent vertement l’arrivée sur leurs espaces de jeu les clients de Cook… Un des fondateurs de l’Alpine Club, Leslie Stephen, père de Virginia Woolf, écrit même en 1876 qu’il se « sentirai[t] parfaitement heureux si l’on pouvait […] parquer [ces touristes] dans quelques camps de concentration [sic] répartis dans les vallées les moins belles. » Mais attention à ne pas généraliser. On retrouve aussi ces stéréotypes chez d’autres populations…et les « Cookistes » ne sont pas tendres non plus envers les alpinistes.

Et qu’en est-il aujourd’hui ?
Difficile de dire quelque chose de sérieux : les Anglais – il faudrait dire plutôt les Britanniques – s’inscrivent dans une longue tradition de séjour touristique en Suisse dont ils sont conscients. Il y a toujours des amoureux des Alpes qui se retrouvent à Zermatt, Grindelwald, St. Moritz… Mais le marché touristique a complètement explosé et les offres se sont mondialisées – faire du ski à Chypre est possible – sans compter l’arrivée de nouvelles clientèles (asiatiques notamment) qui renouvellent aussi les pratiques et qui dépassent largement en nombre les Britanniques.

En conclusion, quelle était la part de la Suisse dans le tourisme des Anglais et la part des Anglais dans le tourisme en Suisse ?
On a peut-être – et j’en suis partiellement responsable – exagéré l’importance des Anglais en Suisse. Des traces existent encore – Hôtel Victoria, Hôtel d’Angleterre etc. – qui montrent l’impact qu’ils ont eu sur ce désir de la Suisse. C’est incontestable. Mais on en a beaucoup parlé parce qu’ils étaient des vainqueurs – au XIXe siècle avec l’impérialisme puis avec les deux guerres mondiales et la prédominance de l’anglais comme langue internationale – et, en conséquence, on a laissé dans l’ombre d’autres nationalités. Je pense surtout à l’Allemagne dont les ressortissants ont aussi joui des espaces alpestres helvétiques – mais pas seulement – et sont très présents. Une analyse des livres de visiteurs d’hôtel le prouvent. La France, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, la Russie alimentent des flux importants qui dépassent en nombre, à certains moments, ceux qui viennent d’Angleterre. Il est donc important de recentrer le curseur. On parle de ce que l’on connaît faute d’études dans des fonds d’archives non anglophones. De plus, l’expansionnisme britannique au XIXe siècle profite de la possibilité de connaître des espaces nouveaux et ce sont ces ressortissants qui se manifestent d’abord. Le premier tour du monde proposé par Cook date de 1872… et est suivi par d’autres.

Pour finir, vous avez accepté de partager trois documents avec nous. Pourriez-vous nous en parler ?

Ce document qui date de 1864 est issu d’une gravure d’Edward Whymper, le vainqueur du Cervin en 1865, et représente les premières générations des alpinistes britanniques dans les Alpes. Au premier plan, le groupe est constitué des pionniers et sur la gauche le groupe formé de la génération suivante avec notamment Whymper, deuxième personnage légèrement penché. À droite, le groupe rassemble les guides de montagne suisses sans qui l’activité n’aurait pas été possible. À relever aussi derrière et appuyée contre la porte la présence d’une alpiniste, Miss Lucy Walker, très connue pour ses multiples ascensions, en discussion avec une autre femme à demi-caché dans l’embrasure de la porte, Katharina Seiler, l’épouse de l’hôtelier, Alexandre Seiler, qui accueille tout ce monde à Zermatt. Cette représentation est très forte symboliquement. Elle lie dans un même espace les premiers grands alpinistes ainsi que les « ressources » indigènes, les guides et les hôteliers. Elle préfigure aussi le tourisme qui verra les mêmes configurations se retrouver : touristes et hôteliers.

Cette photographie est prise le 13 juillet 1863 dans un studio situé à la rue Montmartre à Paris. Elle immortalise le premier groupe de touristes anglais ayant accompagné Thomas Cook lors de son premier voyage en Suisse du 25 juin au 17 juillet 1863. Loin des certitudes des alpinistes visibles dans la première illustration, ce groupe est composé de touristes, soit de jeunes anglais et anglaises en quête d’une Suisse exotique où le spectacle alpestre prédomine mais sans que cela coûte des efforts particuliers. On prend le train, le bateau, la calèche, le mulet pour se déplacer mais on marche aussi beaucoup. Nul autre exploit que celui d’être en Suisse et de jouir du spectacle des Alpes. Cette photographie est tirée d’un album plein d’humour et d’autodérision qu’une des participantes, Jemima Morrell, deuxième personnage à partir de la gauche, a composé dès son retour à Londres et qui a été retrouvé dans les archives de Thomas Cook.

En Suisse, les promoteurs ne restent pas les bras croisés pour séduire le public anglais. En 1893, la Compagnie de chemin de fer du Jura-Simplon, compagnie privée qui est incorporée en 1903 dans ce qui devient les Chemins de fer fédéraux (CFF), ouvre un bureau de publicité à Londres. Elle mandate des graphistes pour réaliser des vues du territoire que la Compagnie exploite, en gros l’ouest de la Suisse. Cette affiche veut montrer une Suisse authentique qui mêle montagne, glacier, lac, histoire (le château de Chillon) mais aussi en haut à droite un berger menant ses vaches sur un chemin bordé de multiples fleurs à côté d’un torrent avec une modernité, très explicite pour des touristes anglais, illustrée par le train à vapeur. Celui-ci sort d’un tunnel – autre aspect de la modernité – et enjambe un pont imaginaire. Ce bricolage – car aucun des éléments n’est à sa vraie place – tend à démontrer que la modernité ne tue pas la tradition – elle fait partie du paysage – et que le touriste peut aborder depuis Londres une nature immaculée sans danger. La présence de ce train n’est pas innocente pour la Compagnie qui tente de convaincre autorités politiques et investisseurs privés de creuser le tunnel du Simplon qui ferait une concurrence au tunnel du Gothard en 1882. Le tunnel du Simplon sera inauguré en 1906.

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