ODM # 9

Les Hasards heureux de l’escarpolette (The Swing),
par Jean Honoré Fragonard
The Wallace Collection
par le Dr Yuriko Jackall
Responsable du département de la conservation
et conservatrice des peintures françaises

Jean-Honoré Fragonard, Les hasards heureux de l’escarpolette (The Swing),
c. 1767, After treatment. (c) The Wallace Collection

The English version is available here.

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) est sans aucun doute le peintre français le plus important du XVIIIe siècle. Son coup de pinceau ample, ses combinaisons de couleurs audacieuses et ses choix de sujets joyeux trouvent leur écho dans le travail de générations successives d’artistes, depuis les Impressionnistes Auguste Renoir et Berthe Morisot, qui, au XIXe siècle, se réclament fièrement de son héritage, jusqu’à Flora Yukhnovich au XXIe siècle. Pourtant, malgré la résonnance de son esthétique, Fragonard – et en fait l’ensemble du style qu’il incarne, le Rococo – est fréquemment considéré comme frivole, insipide et donc sans intérêt. Réévaluer cette perception négative était l’une des lignes directrices de l’ambitieux projet que j’ai porté à la Wallace Collection de Londres en 2021, « Conserving The Swing ».

La peinture en question, une des œuvres les plus célèbres du musée, a été peinte par Fragonard aux environs de 1767, à un moment pivot de sa carrière. Il avait déjà commencé à s’irriter contre les restrictions rigides de l’Académie royale de peinture et de sculpture. En acceptant cette commande, jugée si scandaleuse qu’un autre peintre l’avait déjà refusée, il projetait surement de rompre avec les contraintes de la vie académique. Le tableau représente une dame assise sur une balançoire au cœur d’une clairière ombragée. De sa jambe étendue avec provocation, un petit soulier rouge s’envole et traverse la toile. En-dessous d’elle, un jeune homme regarde vers le haut avec adoration. Derrière elle, un homme plus âgé pousse la balançoire.

À première vue, cette joyeuse scène romantique dans un jardin apparaît comme emblématique de la beauté doucereuse du Rococo, pour laquelle Fragonard est décrié. La texture des fleurs et des feuillages, les plis vaporeux de la robe rose et même le rendu soigné des doigts de pied dans leurs bas contribuent à créer une impression de scène anecdotique, mineure. Dans cette peinture évoquant la jouissance et le jeu – la figure centrale est littéralement assise sur un jouet d’enfant –, il n’y a pas de valeur morale affichée. En ce sens, la peinture rejoint parfaitement l’image qui colle au travail de Fragonard, celle d’un artiste dont la production se limité à des scènes de plaisir, sans aucune profondeur.

Au cours de l’été 2021, « Les Hasards Heureux de l’Escarpolette » (The Swing) a été restauré soigneusement. Le fait de retirer des couches de vernis jaunâtre et de vieilles retouches a transformé la toile, en offrant à la surface peinte une fraicheur retrouvée et une certaine vibration. Sans ce vernis qui aplatissait la peinture et atténuait les couleurs, le tableau retrouve une certaine profondeur et une nouvelle perspective apparaît. Surtout, cette opération a donné une opportunité sans précédent de regarder la toile de plus près et de rendre visibles une multitude de détails qui n’avaient jusqu’alors jamais été remarqués. Il est alors apparu clairement que Fragonard avait une vision bien plus nuancée pour cette peinture, ainsi qu’un procédé pictural beaucoup plus complexe que ce qu’on avait jusque-là imaginé.

Ces découvertes et les nouvelles grilles d’interprétation du tableau qu’elles impliquent sont au centre d’une publication à venir. Pour célébrer l’achèvement de ce projet de conservation, j’ai invité onze spécialistes à donner leur propre interprétation du tableau, à travers une série de conférences en ligne intitulée « Serendipitous Conversations about the Rococo » (Conversations heureuses à propos du Rococo). Organisée autour de thèmes-clés tirés de la peinture (le rose, l’identité, la mode, le jeu, le libertinage), elle a permis de donner la parole à un panel de personnes très différentes, qu’il s’agisse d’artistes visuels ou de décorateurs de théâtre. Les intervenants représentaient une excitante diversité de profils professionnels et d’expériences de vie, mais ils étaient tous concernés par le rococo dans leur vie professionnelle quotidienne et ils en ont donné leur définition personnelle. Par exemple, l’un des intervenants de « Fashion » (« Mode ») était le designer Sam Nouri, un Afghan réfugié en France, formé par John Galliano et Jean-Paul Gaultier, et qui dirige maintenant son propre atelier de haute couture à Paris. Nous avons également accueilli Chantal Thomas, spécialiste française de la littérature libertine récemment accueillie à l’Académie française, qui place la femme au cœur de ses romans, comme dans Les Adieux à la Reine. Le fait de réunir ces perspectives variées dans ce cycle de conférences gratuites a constitué une avancée significative pour démontrer l’intérêt de « Les Hasards Heureux de l’Escarpolette » et de l’esthétique rococo en général.

Les travaux de restauration de « Les Hasards Heureux de l’Escarpolette » ont été généreusement financés par le Bank of America Art Conservation Project. Un film présentant le procédé de conservation du tableau et les conférences mentionnées plus haut sont disponibles sur www.wallacecollection.org/the-swing/.

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