Si vous passez par Smithfield et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à St Bartholomew-the-Great.
C’est l’une des dernières églises normandes de la Cité de Londres, remontant aux premières décennies du XIIe siècle.
A la cour d’Henri Ier, fils de Guillaume le Conquérant, vit un proche de la famille royale, qui se nomme Rahere. Ebranlé par les morts successives de la reine Mathilde en 1118, puis, lors de la tragédie du naufrage de la Blanche-Nef en 1120, du prince héritier Guillaume et de sa suite (y compris son frère, sa sœur et son demi-frère), Rahere décide de renoncer à la vie dissolue de courtisan et de partir en pèlerinage à Rome. Alors qu’il réside dans la Ville éternelle, il tombe gravement malade et fait le vœu d’édifier un hôpital pour les pauvres londoniens s’il recouvre la santé. Une fois rétabli, il se met en chemin pour son Angleterre natale, afin de réaliser sa promesse. En chemin, il a la vision de l’apôtre Barthélemy, qui lui annonce qu’il a choisi un lieu pour son hôpital, aux portes de Londres, et lui demande d’y élever une église en son honneur.
En 1123 donc, Rahere fonde à Smithfield, le lieu choisi par le saint, un hôpital pour les pauvres ainsi qu’une église. Les deux portent le nom de saint Barthélemy (St Bartholomew). La nouvelle église est un prieuré et accueille une petite communauté de chanoines de l’ordre de Saint-Augustin. Le premier prieur de St Bartholomew n’est autre que Rahere, qui est aussi le « patron » de l’hôpital (Master of St Bartholomew Hospital). Il meurt en 1143 et est inhumé dans son église, peut-être après avoir été soigné à l’hôpital. Après lui, trente prieurs vont se succéder à la tête de la communauté augustinienne de St Bartholomew.
Sous le règne d’Henri VIII, les communautés monastiques sont dissoutes, à la fois pour anéantir des foyers de résistance à la politique religieuse du nouveau chef suprême de l’Eglise d’Angleterre et… pour renflouer les caisses de l’Etat, ou plutôt du roi. Si l’hôpital est dissout, il est immédiatement refondé par Henri VIII, parce qu’il est essentiel pour le soin des indigents de la Cité de Londres. En revanche, l’église de Rahere est moins bien traitée. Le dernier prieur est chassé en 1539, les bâtiments sont profanés, la nef est rasée en 1543. Seuls le chœur et le sanctuaire sont conservés, ainsi que les anciens bâtiments des frères augustiniens. Ce qu’il reste de St Bartholomew est transformé en église paroissiale. Sous le règne de Marie Tudor (Bloody Mary), le prieuré est restauré et confié à des dominicains en 1556. Mais le retour au catholicisme est bien court et, dès l’avènement d’Elisabeth Ière, St Bartholomew redevient une église paroissiale (1559). On prend l’habitude de la nommer St Bartholomew-the-Great (ou Great St Barth’s), pour la distinguer de l’ancienne chapelle de l’hôpital, elle-aussi transformée en église paroissiale (la paroisse des résidents de l’hôpital), et connue sous le nom de St Bartholomew-the-Less.
Aux 31 prieurs de St Bartholomew succèdent donc 23 recteurs de St Bartholomew-the-Great. Finalement, en 2015, les paroisses St Bartholomew-the-Great et St Bartholomew-the-Less sont réunies au sein de la paroisse St Bartholomew, dont le recteur siège dans l’église principale, celle de l’hôpital étant réduite au rang de simple chapelle.
Quant aux bâtiments de style normand (entendez roman), ils vont continuer à ce détériorer, après la dissolution du prieuré. St Bartholomew-the-Great échappe aux flammes du Grand incendie de 1666, mais pas aux squatteurs du XVIIIe siècle. Le plus célèbre d’entre eux est Benjamin Franklin qui, pendant ses années londoniennes, travaille notamment comme ouvrier typographe pour un imprimeur installé dans l’ancienne chapelle Notre-Dame de l’église.
Et puis vient le temps de la résurrection ! Alors que seuls le chœur et le transept Sud ont été conservés de l’époque normande, ainsi que la première travée de la nef, une campagne de restauration débute dans les années 1860. Elle est suivie, à la fin du siècle, par une seconde campagne, beaucoup plus ambitieuse, conduite par l’architecte Aston Webb (1849-1930, président de la Royal Academy de 1919 à 1924, à qui l’on doit notamment la façade du V&A, mais surtout l’immense ensemble formé par Admiralty Arch, le Mall, le Victoria Memorial et la nouvelle façade du palais de Buckingham [voir la Balade # 26]). Le transept Sud, restauré, est inauguré le 14 mars 1891 par l’évêque de Londres. Deux ans plus tard, le nouveau transept Nord l’est en présence de l’archevêque de Canterbury et du prince et de la princesse de Galles (futurs Edouard VII et reine Alexandra).
Près de cinquante ans plus tard, l’église est miraculeusement épargnée pendant le Blitz et, en pleine guerre, elle peut accueillir les noces de Lord Andrew Cavendish, futur 11e duc de Devonshire, et de sa désormais nouvelle épouse, l’honorable Deborah Mitford. Elle est la plus jeune des légendaires Mitford Sisters : Nancy (1904-1973, journaliste et écrivaine), Pamela (1907-1994, dont l’homosexualité fit alors scandale), Diana (1910-2003, qui convola d’abord avec le richissime héritier des brasseries Guinness, avant de se remarier avec Oswald Mosley, leader des fascistes britanniques), Unity (1914-1948, fervente supportrice d’Hitler qui tenta de se suicider lorsque l’Allemagne nazie et le Royaume-Uni entrèrent en guerre), Jessica (1917-1996, communiste installée aux Etats-Unis où elle milita pour les droits civils aux côtés du pasteur King) et Deborah (1920-2014, la duchesse et maîtresse du fantastique domaine de Chatsworth).
Dans ses Mémoires, la duchesse de Devonshire ne précise pas si elle a eu l’occasion de rencontrer le premier prieur. St Bartholomew-le-Great est en effet hantée par le fantôme de Rahere. Selon la légende, le tombeau du fondateur est ouvert lors des restaurations de la fin du XIXe siècle. Son pied et sa sandale sont retirés. C’est à partir de ce moment-là que l’esprit de Rahere commence à se manifester. Depuis, la sandale a été restituée, mais pas le pied ! On dit qu’il apparait (Rahere, pas son pied !) tous les 1er juillet, à 7 h 00 du matin. On dit aussi que, certaines nuits, une odeur de chair brulée se répand autour de Great St Bart’s. Il s’agirait de l’évocation macabre des nombreuses exécutions par le feu ordonnées par Bloody Mary au XVIe siècle, aux portes de son prieuré dominicain (voir plus haut).
Il faut dire que Smithfield a une longue histoire de lieu d’exécution. C’est là, notamment, que William Wallace, le héros de l’indépendance écossaise, est exécuté le 23 aout 1305. Condamné pour haute trahison, crimes et sacrilèges, dans la grande salle du palais de Westminster (Westminster Hall), il est traîné par les pieds par des chevaux entre la tour de Londres et Smithfield, pendu, émasculé, éventré, décapité, découpé en morceaux. Alors que ses entrailles sont brulées, les autres parties de son corps sont exposées Newcastle-upon-Tyne, Berwick-upon-Tweed, Stirling et Perth, tandis que sa tête est plantée sur une pique à l’entrée du pont de Londres… En 2005, une messe est organisée en sa mémoire à St Bartholomew-the-Great, 700 ans après cette odieuse exécution. William Wallace, incarné dix ans plus tôt par Mel Gibson dans Braveheart, est également commémoré par une plaque sur les murs de St Bartholomew Hospital et à l’entrée de St Bartholomew-the-Great.
Cette entrée (photographie de gauche) est marquée sur Smithfield par un charmant bâtiment à pan de bois, datant peut-être de l’époque des dominicains de Marie Tudor, peut-être des années qui suivirent. Ce bâtiment du XVIe siècle laisse apercevoir l’arche du XIIIe siècle, qui était peut-être l’une des portes de l’église. Entre cette arche et la nouvelle porte de l’église, on suit le tracé de l’ancien bas-côté Sud de la nef (photographie du milieu). Sous l’arche le blason aux deux léopards couronnés évoque les anciennes armoiries des ducs de Normandie et leur double souveraineté sur l’Angleterre et la Normandie, et rappellent donc l’origine normande de cette église. Plus tard, le troisième léopard, celui du duché d’Aquitaine de l’époque angevine, permettra de former le blason du royaume d’Angleterre. Au bout du chemin, on accède à l’entrée principale de l’église (photographie de droite). Surmontée par la statue de l’apôtre Barthélemy, elle donne accès au transept Sud. St Bartholomew-the-Great a, en effet, la particularité d’être toujours constituée uniquement d’un narthex (première travée de la nef), d’un transept et d’un chœur, entouré d’un déambulatoire et prolongé par une chapelle Notre-Dame. La nef n’a jamais été reconstruite.


