Une lettre de Jean-Jacques Rousseau à Carl von Linné
The Linnean Society of London
par Isabelle Charmantier
Head of Collections
Letter (L4545) from Rousseau, Jean-Jacques to Linnaeus, Carl (21 September 1771).
Copyright of the Linnean Society of London
Qui se souvient de Charles de Linné (1707-1778), lequel n’est que rapidement mentionné dans les manuels de biologie en tant que père de la taxinomie et de la nomenclature ? Linné fut pourtant une des figures emblématiques des Lumières : professeur de botanique à Uppsala, en Suède, il publia de son vivant quantité de livres de classification du monde naturel, tant de minéralogie que de zoologie et de botanique. Si ses systèmes de classification ne sont plus utilisés aujourd’hui, il nous reste sa nomenclature : la façon de nommer les organismes scientifiquement, alliant le nom du genre à celui de l’espèce. Ainsi, ce fut Linné qui baptisa l’humain Homo sapiens, le loup Canis lupus, ou la violette Viola odorata, noms publiés dans son Systema naturae de 1758 : cette innovation permit aux naturalistes de son époque de communiquer plus efficacement et cette nomenclature est encore utilisée par les scientifiques de nos jours.
Linné fut très populaire tout au long du XVIIIe et durant le XIXe siècle, du moins en Angleterre – en France les Jussieu oncle et neveu, du Jardin du Roi à Paris, considéraient ses systèmes de classification comme trop artificiels, et optèrent pour un système naturel. Depuis l’université d’Uppsala, Linné fut à la tête d’un véritable centre de recherche d’histoire naturelle, envoyant ses étudiants de par le monde pour lui ramener des spécimens et descriptions de toutes sortes de plantes, de poissons, d’insectes et de mammifères encore inconnus des Européens. Il correspondait quotidiennement avec d’autres naturalistes à travers le globe – grommelant dans une des ses lettres qu’il gaspillait deux heures par jour à sa correspondance. Linné reçut ainsi des lettres de plus de 600 correspondants durant sa vie.
Un des admirateurs de Linné fut le philosophe Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), lui-même épris de botanique. Après son déménagement à Paris en 1770, Rousseau entreprit d’écrire ses Lettres élémentaires sur la botanique, qui ne furent publiées qu’à titre posthume en 1789. C’est dans ce contexte, et dans celui des ragots hostiles à Rousseau et à ses lectures publiques de ses Confessions, que celui-ci écrivit une missive admirative à Linné le 7 septembre 1771. Une telle correspondance pourrait aujourd’hui être qualifiée de lettre d’un fan.
« Recevez avec bonté, Monsieur, l’hommage d’un très ignare mais très zélé disciple de vos disciples », commence Rousseau, qui poursuit en faisant référence aux inimitiés qui l’affectaient : ce disciple, écrit-il, « doit en partie à la méditation de vos écrits la tranquillité dont il jouit, au milieu d’une persécution d’autant plus cruelle qu’elle est plus cachée (…). Seul avec la nature et vous, je passe dans mes promenades champêtres des heures délicieuses, et je tire un profit plus réel de votre philosopia botanica que de tous les livres de morale ». Philosophia botanica, un guide populaire sur la pratique de la botanique, avait été publié par Linné en 1751.
Rousseau décrit ensuite sa propre pratique de la botanique : « J’amuse ma vieille enfance à faire une petite collection de fruits et de graines », et il offre à Linné de faire un échange d’échantillons. La fin de la lettre est lyrique, poignante, et caractéristique du XVIIIe siècle : « Adieu, Monsieur, continuez d’ouvrir et d’interpréter aux hommes le livre de la nature ; pour moi, content d’en déchiffrer quelques mots à votre suite dans le feuillet du règne végétal ; je vous lis, je vous étudie, je vous médite, je vous honore et vous aime de tout mon cœur ».
On ne sait pas quelle fut la réaction de Linné à la réception de la lettre de Rousseau. Linné ne connaissant pas le français, c’est sans doute un de ses étudiants qui lui aura lu et traduit la lettre. Il n’y eut plus d’autre correspondance du philosophe genevois, ce qui indique que les échanges de spécimens proposés par Rousseau n’eurent sans doute pas lieu.
L’histoire a une coda : l’acheteur des collections linnéennes à la mort de Linné, et fondateur de la Linnean Society à Londres, James Edward Smith, était lui-même un grand admirateur de Rousseau. En tant que non-conformiste, il partageait les idées du philosophe sur la religion naturelle et le rejet de la hiérarchie ecclésiastique. Durant son « Grand Tour » européen, en 1786-1787, Smith se rendit en pèlerinage à Ermenonville, où fut tout d’abord enterré Rousseau. Il rencontra Marie-Thérèse Levasseur, la veuve de Rousseau, vit son masque funéraire, et recueillit des fragments de lichen (Umbilicaria murina) de sa tombe. En 1789, Smith remplit l’intention de Linné de nommer un genre de plante en l’honneur de Rousseau. Il choisit un spécimen sans nom de l’herbier de Linné, une plante collectée à l’ile Maurice par Philibert Commerson. Roussea simplex est un arbuste grimpant, pollinisé par les geckos, et la seule espèce dans le genre Roussea.
La lettre de Rousseau à Linné et le spécimen de Roussea simplex restent préservés à la Linnean Society, au sein de Burlington Courtyard sur Piccadilly, en plein centre de Londres.