# 47 // Outer Circle

Si vous passez par Regent’s Park et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous sur l’Outer Circle. Il vous faudra d’ailleurs un long moment, puisque la large avenue circulaire qui fait le tour du parc royal s’étend sur 4,45 kilomètres.

Il y a quelques siècles, vous vous seriez promené ici sur les terres de l’abbaye de Barking. Certes, l’abbaye des sœurs bénédictines se trouvait dans la bourgade du même nom, à l’autre bout de Londres, mais, comme toutes les fondations royales, elle avait été richement dotée par la Couronne. Au début du XVIe siècle, elle était considérée comme le troisième plus riche monastère du royaume et son abbesse avait préséance sur toutes les autres. Mais cela n’allait guère durer. En 1535, Henri VIII décida de dissoudre les établissements monastiques, suivant les conseils de Thomas Cromwell, son tout-puissant ministre. L’idée était de supprimer les foyers de résistance à l’Acte de Suprématie, qui actait la rupture des liens avec le Saint-Siège et l’établissement de l’Église d’Angleterre, mais aussi de s’approprier une large partie des biens du royaume, pour renflouer les caisses royales. Le 14 novembre 1539 donc, l’abbesse de Barking et ses 30 nonnes remirent leur patrimoine entre les mains du roi. C’est ainsi que le vaste domaine de Tyburn se retrouva inclus dans celui de la Couronne. Ce que l’on appelait désormais Maryleborne Park était devenu l’un des nombreux domaines de chasse d’Henri VIII. Un siècle plus tard, en 1649, il fut concédé à des paysans qui y faisaient pousser des céréales et paitre leurs vaches. N’oublions pas que nous étions alors en pleine campagne.

Tout devait changer à l’aube du XIXe siècle. L’Angleterre de Georges III était en guerre contre la France napoléonienne, mais cela n’empêchait pas l’héritier du trône, le prince de Galles, de mener grand train. Carlton House, sa demeure londonienne, était alors la plus fastueuse de la capitale, bien plus luxueuse que les palais de son père et de ses ancêtres. Ce prince mégalomane, qu’on dirait aujourd’hui « bling bling », eut alors l’idée de magnifier encore plus son palais, en l’incluant dans un vaste plan d’urbanisme. Si le prince de Galles avait passé son temps à chercher de l’argent pour rembourser ses créanciers, sa situation s’était nettement améliorée en 1811 : la santé mentale défaillante de son père, le roi Georges III, l’avait conduit à être nommé régent du Royaume-Uni. Le Prince Régent avait maintenant accès aux finances royales. Avec ses trois acolytes, John Nash, James Burton (le père) et Decimus Burton (le fils), il imagina le plus somptueux des chemins d’accès pour Carlton House : devant sa demeure, une vaste place (aujourd’hui Waterloo Place) devait conduire à l’entrée d’une magnifique avenue qui tournait vers le Nord (la bien connue et très commerciale Regent Street). À son extrémité, il avait ordonné la création d’un parc de loisirs, Regent’s Park, ouvert aux honnêtes gens. Tout cela, bien sûr, demanda beaucoup d’argent et, surtout, beaucoup de temps. Regent Street ne fut achevée qu’en 1825 et Regent’s Park fut ouvert en 1835. Entre temps, en 1820, le Prince Régent avait succédé à son père sous le nom de Georges IV et il avait lancé la reconstruction du palais de Buckingham. C’est finalement sous le règne de son frère, Guillaume IV, que le grand projet fut achevé. Sauf que Carlton House, devenue inutile, avait été détruite et remplacée par des immeubles, Carlton House Terrace.

Cet ensemble (Carlton House Terrace, Waterloo Place, Regent Street, Regent’s Park) est l’œuvre des trois hommes déjà évoqués. John Nash (1752-1835) était l’architecte préféré du Prince Régent. Adepte du néoclassicisme, mais aussi, on l’oublie souvent, du style dit pittoresque, il est l’auteur du très oriental Pavillon royal de Brighton, de la reconstruction du palais de Buckingham (depuis transformé par l’ajout d’une aile supplémentaire et de la façade au célèbre balcon), mais aussi, donc, d’une partie des immeubles de Regent Street et de Regent’s Park. Quant à James Burton (1761-1837), c’est un entrepreneur qui a transformé le paysage londonien. Ce « Haussmann anglais » a construit plus de 3 000 bâtiments à Londres, sur une superficie de plus de 100 hectares, et notamment une grande partie de Bloomsbury (Bedford Square, Russell Square, etc.). Dans ces projets, il travaillait souvent avec Nash, mais aussi avec son propre fils, Decimus Burton (1800-1881). À cet autre éminent architecte, on doit par exemple Hyde Park Corner et le Wellington Arch, l’Athenaeum Club et les grandes serres du Royal Botanic Gardens de Kew. Mais leur chef-d’œuvre à tous les trois (à tous les quatre si l’on inclut le Prince Régent), c’est bien sûr les belles demeures qui entourent Regent’s Park, le long de l’Outer Circle.

C’est ici l’occasion de préciser ce qu’est une terrace house. Pour le comprendre, on peut se transporter jusqu’à la place de la Concorde, à Paris. À droite de la rue Royale, du côté des Tuileries, l’immense Hôtel de la Marine (d’abord du Garde-Meuble), récemment restauré et ouvert au public, étire sa magnifique façade conçue par Ange-Jacques Gabriel, l’architecte de Louis XV. De l’autre côté de la rue Royale, du côté des Champs-Élysées, on retrouve une façade identique, mais celle-ci n’est qu’une sorte de postiche, plaquée sur une série d’hôtels particuliers, afin de préserver la symétrie de l’ancienne place royale. C’est le principe des terrace houses : des maisons individuelles et mitoyennes, camouflées derrière une façade unique. Si l’on en retrouve dans toutes les villes anglaises, et dans bon nombre d’anciennes colonies britanniques, le fleuron de ces terrace houses est sans doute l’ensemble de Nash et Burton père et fils, à Regent’s Park (signalons également le fabuleux Royal Crescent de Bath, antérieur, puisque datant des environs de 1770).

Ces immenses façades néoclassiques forment donc une sorte de couronne tout autour du parc, en tout cas sur une grande partie de son pourtour. Du Nord-Est au Sud-Ouest, on trouve ainsi, dans le sens des aiguilles d’une montre : Gloucester Gate (1827, John Nash, 11 maisons, dont celle de sir Henry Wellcome, magnat de l’industrie pharmaceutique à qui l’on doit le Wellcome Trust), Cumberland Terrace (1826, John Nash, 31 maisons, dont celle où s’installa Wallis Simpson en 1936 et celle où naquit Daphné du Maurier en 1907), Chester Terrace (1825, Decimus Burton, avec une façade de 280 mètres, la plus longue du parc, et 42 maisons, photographie de gauche, en haut), Cambridge Terrace (1825, John Nash), York Terrace (1826, John Nash et Decimus Burton), Cornwall Terrace (1823, Decimus Burton, 19 maisons), Clarence Terrace (1823, Decimus Burton, la plus petite), Sussex Place (1823, John Nash, 26 maisons, reconstruites dans les années 1960 pour la London Business School), Hanover Terrace (1822, John Nash, 20 maisons, dont celles où vécurent le compositeur Ralph Vaughan Williams, l’auteur H.G. Wells et l’architecte Aston Webb) et enfin Kent Terrace (1827, John Nash). Remarquons que tous ces immeubles portent le nom de fiefs détenus par des membres de la famille royale.

L’autre moitié de l’Outer Circle est nettement moins urbanisée, notamment puisqu’elle est bordée par le Regent’s Canal. En plus du Zoo de Londres, on y trouve quelques magnifiques demeures, qui, elles, sont de petits manoirs entourés de parcs privatifs. On l’aura compris, cette partie de Regent’s Park était nettement plus exclusive et réservée à des personnalités richissimes. Holford House, la plus vaste des demeures du parc, a été détruite lors des bombardements allemands de 1944. Elle avait été édifiée en 1832 par Decimus Burton pour James Holford, un marchand de vins multimillionnaire. De la même manière, Albany Cottage n’existe plus. C’est à sa place qu’a été construite en 1977 la Mosquée centrale de Londres (photographie du milieu, en haut). Selon la tradition, le terrain aurait été offert à la communauté musulmane du Royaume-Uni par Georges VI, alors que, quelques années plus tôt, le roi Farouk avait offert un terrain du domaine royal en vue de la construction de la cathédrale anglicane du Caire, en Égypte. En revanche, une splendide résidence reflète encore l’atmosphère élitiste du lieu au XIXe siècle : Hanover Lodge, construite en 1827 par John Nash pour sir Robert Arbuthnot, l’un des généraux de l’armée britannique pendant les guerres napoléoniennes (désormais propriété d’un milliardaire russe, PDG d’une filiale de Gazprom).

Mais le fleuron de Regent’s Park, c’est Winfield House (portail d’entrée, photographie de droite, en haut). La demeure est plus tardive, puisqu’elle date des années 1930. Mais elle remplace une précédente résidence, Hertford Villa, édifié par Decimus Burton en 1825 pour Francis Seymour-Conway, 3e marquis d’Hertford (le père de Richard Wallace, dont les œuvres d’art sont réunies au sein de la Wallace Collection). Quant à la nouvelle demeure, elle fut construite pour la milliardaire américaine Barbara Hutton, dont l’un des sept maris fut l’acteur Cary Grant. Après la Seconde guerre mondiale, elle vendit Winfield House au gouvernement américain pour un dollar symbolique et, depuis 1955, c’est l’ultrasécurisée résidence de l’ambassadeur des États-Unis d’Amérique près la cour de Saint-James. Son parc de 4,9 hectares est le plus grand parc privé de Londres après celui du palais de Buckingham. Elle a la particularité de se trouver à l’intérieur de l’Outer Circle, et donc de donner directement sur le parc. D’autres demeures partagent ce privilège, celles de l’Inner Circle, mais c’est une autre histoire !

Pour terminer avec l’Outer Circle, signalons que, dans les années 1980, le Crown Estate a commissionné l’architecte Quinlan Terry pour construire six nouvelles villas, en face de Winfield House, entre l’avenue circulaire et le Regent’s Canal. Édifiées entre 1988 et 2004, elles représentent chacune un style architectural particulier. On trouve ainsi la Veneto Villa (style palladien, photographie de gauche, en bas), la Doric Villa, la Corinthian Villa, la Ionic Villa (photographie du milieu, en bas), la Gothick Villa (photographie de droite, en bas) et la Regency Villa. Plusieurs de ces demeures ont été acquises par de richissimes étrangers, pour plusieurs millions de livres sterling. Autant dire que l’Outer Circle de Regent’s Park reste l’une des rues les plus chères de Londres. En plus d’un voyage dans plusieurs siècles d’histoire, cette balade aura donc été une visite chez les happy few !

%d blogueurs aiment cette page :