# 30 // Mansion House

Si vous passez par Bank Junction et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à Mansion House.

Il s’agit de la demeure néoclassique à colonnade et fronton qui se trouve au tout début de Queen Victoria Street, et donc bien avant la station de métro du même nom. C’est la résidence officielle, en même temps que le bureau et le lieu de réception, du Lord Mayor de Londres, plus précisément de la Cité de Londres, et de son éventuelle épouse, la Lady Mayoress. Notons que Mayor se prononce « à la française », à peu près comme le mot « maire ». Notons également que, sur les près de 700 Mayors ou Lords Mayors qui se sont succédés annuellement depuis le Moyen Âge, seuls deux ont été des femmes : Dame Mary Donaldson en 1983 et Dame Fiona Woolf en 2013. Toutes deux portaient le titre masculin, ou plutôt non genré, de Lord Mayor. Il n’existe pas de nom pour le conjoint masculin d’un Lord Mayor. Signalons également qu’un Lord Mayor célibataire peut désigner une Lady Mayoress pour l’aider dans ses fonctions (tout comme Napoléon III avait confié à sa cousine, la princesse Mathilde, le soin d’agir comme première dame de la Cour, avant son mariage avec Eugénie).

Ces titres, ainsi que le décorum et le protocole qui y sont liés, peuvent paraître un peu désuets, mais les autorités de la Cité de Londres ont su concilier une longue tradition historique avec la modernité, voire l’avant-gardisme, nécessaire à la première place financière du monde. Pour simplifier au maximum (sans doute un peu trop), disons que le Local Government Act de 1972 a aboli toutes les collectivités territoriales préexistantes, qui avait constitué au fil des siècles un puzzle complètement ingérable. Elles ont toutes été remplacées par d’autres types de collectivités, plus homogènes et plus modernes (des comtés et des districts, certains métropolitains, d’autres non-métropolitains). Toutes, sauf une, la Cité de Londres, qui a conservé son fonctionnement médiéval, dont une partie date de l’époque anglo-saxonne, et donc, pour simplifier encore, d’avant l’An Mil. Les réformes suivantes ont conduit à l’état actuel : le Grand Londres (Greater London) est constitué de la Cité de Londres et des 32 London Boroughs qui l’entourent. A l’échelle britannique, certains des districts ont le statut de cité (City), statut accordé par le souverain sur recommandation du Lord Chancelier. Aujourd’hui, il existe 69 cités au Royaume-Uni. Elles ont à leur tête un Mayor. Parmi elles, 30 cités ont un statut supérieur, puisqu’elles sont dirigées par un Lord Mayor. Le cas londonien n’est donc pas unique, même si c’est le plus prestigieux. Par exemple, il existe également un Lord Mayor de Westminster. Nous consacrerons sans doute une prochaine Balade au système politique de la Cité de Londres.

Mais revenons à Mansion House.

Avant sa construction, les Lords Mayors résidaient dans leur propre demeure, où il exerçaient aussi leur fonction. Ils recevaient à Guildhall, le siège de la Cité de Londres, ou dans l’un ou l’autre des Livery Halls, les sièges des corporations de métiers de la cité (voir le sublime ouvrage qui vient d’être publié : Anya Lucas et Henry Russell, The Livery Halls of the City of London, Merrell, 2018). Au XVIIIe siècle, les autorités de la ville ont jugé qu’il était temps de disposer d’un bâtiment ad hoc, qui formaliserait le statut et les fonctions du Lord Mayor et participerait au prestige de la Cité de Londres. Après bien des tergiversations qui ont duré pendant plusieurs décennies, on confia finalement à l’architecte George Dance (1695-1768) le soin de construire Mansion House. On l’appelle généralement George Dance l’Aîné (George Dance the Elder), par opposition à son fils, lui aussi architecte, George Dance le Jeune (George Dance the Younger).

L’édifice fut construit entre 1739 et 1752, dans le style palladien, mis à la mode en Angleterre par le fameux Inigo Jones. De forme rectangulaire, il était en fait composé de quatre ailes entourant une cour centrale. Au dessus d’un soubassement destiné aux services, on trouvait deux étages nobles où se déroulaient les cérémonies officielles et les réceptions du Lord Mayor et de son épouse. L’attique était réservé aux serviteurs. La cour centrale a été recouverte en 1861-1862, afin de simplifier la distribution de la résidence. Des campagnes de restauration et d’amélioration se sont tenues dans les années 1930 et 1990. Aujourd’hui, Mansion House est l’un des plus luxueux édifices de Londres, digne d’un palais royal. Les visites ayant été suspendues il y a plusieurs années, nous vous proposons d’en faire le tour et de vous décrire les intérieurs et leurs usages.

La façade principale n’a pas beaucoup changé depuis sa construction au milieu du XVIIIe siècle. Les six colonnes supportent un fronton sculpté par Robert Taylor. Il représente la personnification de la Cité de Londres, couronnée et portant les armoiries de la Cité, piétinant victorieusement l’Envie et recevant de la Rivière Tamise les bienfaits de l’Abondance. Au XXe siècle, la taille des escaliers a été nettement réduite, pour faire de la place à la circulation et, effectivement, Mansion House paraît bien étriquée aujourd’hui au milieu des avenues de Bank Junction. Entre temps, d’ailleurs, ce majestueux perron a perdu son rôle d’entrée principale.

Les trois bais centrales donnent dans ce qui est toujours le Vestibule, même s’il n’est plus vraiment utilisé. Les pièces d’angle sont aujourd’hui des bureaux pour les collaborateurs du Lord Mayor. Celle de gauche donnait naguère accès à la Justice Room, où le Lord Mayor exerçait ses fonctions de juges. Cette pièce a été supprimée en 1991, tous comme les cellules qui se trouvaient au rez-de-chaussée l’ont été en 1982. A l’étage, les deux pièces d’angle sont des chambres, dont la State Bedroom du côté de Walbrook. La pièce centrale était un salon, mais a été réaménagé en salles de bain pour les chambres.

En passant sur Walbrook, on tombe sur la façade latérale Ouest. Au premier étage, la fenêtre de style palladien est celle du Salon vénitien (Venetian Parlour), qui est le bureau du Lord Mayor. Au-dessus se trouve l’immense baie vitrée de la Salle de bal (Ballroom ou Dancing Gallery), qui court sur toute la largeur du bâtiment (ou de sa profondeur, quand on est sur Walbrook). Comme nous l’avons dit, Mansion House disposait de deux étages nobles au XVIIIe siècle. Si le premier étage était essentiellement destiné aux cérémonies protocolaires, le second servait quant à lui aux réceptions plus mondaines. Ainsi, par exemple, quand ces messieurs de la Cité festoyaient avec le Lord Mayor dans la salle de banquet du premier étage, leurs épouses rejoignaient la Lady Mayoress au deuxième étage, pour prendre des rafraichissements, s’amuser et danser. Elles pouvaient également surveiller leurs maris depuis la galerie de la salle des banquets. A la fin du XVIIIe siècle, les comportements sociaux ont changé et le deuxième étage est devenu plus privé. Au fil du temps, la Salle de bal a perdu son usage initial et, aujourd’hui, elle n’est qu’une luxueuse galerie de communication pour accéder aux différents espaces de l’étage.

Puis, au premier étage, comme au deuxième, vient la fenêtre de l’escalier Nord-Ouest. Ensuite, on a, au premier étage, les six fenêtres du Grand salon (Great Parlour, aujourd’hui appelé le Long Parlour. La pièce, qui permettait de passer de l’aile Nord à l’aile Sud avant que la cour centrale ne soit couverte, servait souvent de salle à manger et, aujourd’hui, de salle de réunion. Au-dessus se trouvent les fenêtres du salon et de la salle à manger privés du Lord Mayor et de sa famille. Autrefois, il s’agissait de la chambre d’apparat du magistrat et de son antichambre. Au rez-de-chaussée, on trouve la nouvelle entrée de Mansion House (Walbrook Entrance), plus pratique que le portique Nord. Elle permet notamment aux visiteurs de profiter de vestiaires et de toilettes, ainsi que de bénéficier de suffisamment d’espace pour les contrôles de sécurité.

La dernière partie du bâtiment, du côté de l’église, constitue le point d’orgue de Mansion House. C’est la somptueuse Salle égyptienne (Egyptian Room). Elle n’a d’ailleurs pas grand chose d’égyptien. Au Ier siècle avant Jésus-Christ, l’architecte romain Vitruve avait prétendu que les Egyptiens utilisaient des salles de banquets dont l’architecture rappelait celle des basiliques romaines, avec une nef centrale et des bas-côtés séparées par des rangées de colonnes. Le goût pour les « salles égyptiennes » est passé de Vitruve à Palladio, puis de Palladio à George Dance, et se retrouve aujourd’hui à Mansion House. Mais le décor y est bel et bien romain, ou plus précisément néoclassique. C’est la salle d’apparat de la résidence du Lord Mayor, là où se tiennent les grandes réceptions officielles, en tout cas celles qui ne se déroulent pas à Guildhall.

De l’extérieur, on voit l’immense vitrail, appelé Royal Window (Fenêtre royale), qui représente Jean Sans Terre signant la Grande Charte de 1215 (Magna Carta), ainsi que la reine Elisabeth Iere, à bord de la Barge royale, se rendant à la Cité de Londres depuis le palais de Westminster. Cette œuvre, ainsi que celle qui lui fait face, est signée par Alexander Gibbs et date de 1868. A l’intérieur, le splendide décor néoclassique (colonnes de marbre blanc aux chapiteaux dorés, large corniche, plafond vouté à caissons) est complété par la présence de 17 statues de marbres, commandées par les autorités de la Cité aux plus éminents sculpteurs des années 1850 et représentant quelques unes des gloires de la poésie et de la littérature, qu’il s’agisse d’auteurs (Lord Byron, Sir Walter Scott) ou de personnages (la Griselda de Chaucer, l’Alastor de Percy Shelley), mais aussi des personnages historiques (Alexandre le Grand). Enfin, au centre de la pièce, derrière le siège qu’occupe le Lord Mayor lors des banquets, une vitrine renferme les deux attributs de son office : l’épée d’Etat (State Sword) et la masse (Mace), symboles de justice et d’autorité (photographie de gauche).

La façade Sud de Mansion House n’a pas un immense intérêt, puisqu’elle est presque collée à St Stephen Walbrook, formant la très étroite St Stephen Row. Notons toutefois la présence d’un escalier de secours moderne.

Enfin, la façade Est, sur Mansion House Place, reprend quelques-uns des éléments déjà cités. On devine déjà le second vitrail de la Salle égyptienne. Il s’agit cette fois de la City Window, par opposition à la Royal Window, qui représente deux épisodes de la vie municipale : le meurtre de Wat Tyler par le Lord Mayor Sir William Walworth en 1381 à Smithfield, mettant fin à la Révolte des Paysans, et la procession d’Edouard VI le jour de son couronnement.

Viennent ensuite, en face du Long Parlour, les six fenêtres de deux salons de réception (State Drawing Rooms). Rappelons qu’un Drawing Room n’est pas un salon de dessin (to draw) mais le salon où l’on se retirait après le dîner (to withdraw). Au XVIIIe siècle, les trois premières fenêtres étaient celles de la salle à manger des officiers du Lord Mayor et les trois suivantes celle du Grand escalier (Great Stair), qui permettait de rejoindre les salles de réception du deuxième étage. Lorsque celui-ci a été réservé à la vie privée du Lord Mayor et de sa famille, l’escalier a été supprimé et les deux pièces sont devenues des salons de réception (photographie du milieu). Les pièces qui se trouvent au-dessus forment aujourd’hui les appartements de la Lady Mayoress.

Après la fenêtre de l’escalier Nord-Est, on retrouve la grande verrière de la Salle de Bal, comme du côté de Walbrook.

Au centre de tout cela se trouvait jadis une cour intérieure, couverte au début des années 1860, comme nous l’avons déjà dit. A sa place, on trouve désormais, au premier étage, une somptueuse salle de réception, appelée le Salon (Saloon). Cela rappelle la tradition classique des salons à deux étages, venus d’Italie (salone), occupant d’abord une position centrale sur la façade arrière (Vaux-le-Vicomte, Blenheim Palace) et plus tard une position centrale au cœur de la demeure, notamment dans les grandes demeures britanniques (Highclere Castle / Downton Abbey, mais aussi Ferrières en région parisienne). Dans les années 1990, cet espace a été entièrement repensé : les ascenseurs et autres éléments techniques ont été répartis dans les quatre angles de la pièce, plutôt que dans deux comme précédemment, donnant au Saloon une symétrie très appréciable (photographie de droite).

Le tout premier résident fut Sir Crispin Gascoigne en 1752. L’actuel « locataire » est William Russel, le 692e tenant du titre. Le mandat d’un Lord Mayor est normalement annuel et non renouvelable mais, en raison de la pandémie, Russell a été réélu pour un second mandat. Cela n’était arrivé qu’une fois dans l’histoire, avec William Cubbitt en 1861 (son frère, Thomas Cubbitt, est l’arrière-arrière-arrière grand-père de Camilla, duchesse de Cornouailles). L’information est à vérifier mais on dit que le Lord Mayor a la stricte obligation de résider à Mansion House tout au long de son mandat, ce qui symbolise la permanence de son autorité et de l’indépendance de la Cité de Londres.

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