Léopold Ier, roi des Belges, aurait pu avoir un destin bien différent. Le 2 mai 1816, ce jeune prince de Saxe-Cobourg-Saalfeld épouse la fille du Prince Régent, héritière de la couronne britannique. La mort prématurée de la jeune femme ouvre une période d’incertitude pour Léopold. Devenu le premier souverain du nouveau royaume de Belgique en 1831, il garde un lien très profond avec la monarchie britannique, surtout après l’accession au trône de sa nièce, la reine Victoria, et le mariage de celle-ci avec son neveu, le prince Albert. Baudouin D’hoore, archiviste du Palais Royal de Bruxelles, nous fait l’honneur de répondre à nos questions sur ces relations privilégiées.
Le prince Léopold de Saxe-Cobourg en chevalier de l’ordre de la Jarretière, 1816. Gravure rehaussée d’aquarelle.
Gravure de la princesse Charlotte de Galles et du prince Léopold de Saxe-Cobourg, 1816.
Allégorie de la mort de la princesse Charlotte de Galles, 1817. Gravure d’après un tableau d’Arthur William Devis conservé au Palais Royal de Bruxelles.
Pourriez-vous d’abord nous rappeler les origines familiales de Léopold ?
Léopold naît à Cobourg (dans l’actuel Land de Bavière) le 16 décembre 1790. Il est le huitième des neuf enfants du prince François de Saxe-Cobourg-Saalfeld et de la comtesse Augusta Reuss d’Ebersdorf. Le grand-père de Léopold est le duc régnant du duché de Saxe-Cobourg-Saalfeld, un des innombrables Etats composant le Saint Empire romain germanique. C’est un petit duché aux contours morcelés qui fait environ six fois la superficie de l’actuelle région de Bruxelles-Capitale et qui compte à peine 50.000 habitants.
Les Saxe-Cobourg-Saalfeld sont une des nombreuses branches de la ligne dite Ernestine de la Maison de Saxe dont le premier ancêtre connu vivait en 949. Le père de Léopold deviendra le duc de Saxe-Cobourg-Saalfeld en 1800. En 1826, le frère aîné de Léopold, le duc Ernest III de Saxe-Cobourg-Saalfeld, cède le territoire de Saalfeld au duc de Saxe-Meiningen et reçoit en échange le territoire de Gotha. Il devient le duc Ernest Ier de Saxe-Cobourg et Gotha.
Dans quelles circonstances le prince rencontre-t-il Charlotte de Galles ?
Comme cadet de famille, Léopold n’est pas appelé à un grand destin. Mais on sent chez les Saxe-Cobourg une volonté de s’unir aux plus prestigieuses maisons royales. Une sœur de Léopold épouse en 1796 un petit-fils de Catherine II de Russie. Même s’il n’est encore qu’un enfant, Léopold est fait colonel d’un régiment de la garde impériale russe. Une carrière dans l’armée du tsar se profile et il participera aux guerres contre Napoléon.
En 1814, après la défaite de Napoléon, les Russes sont à Paris. Léopold fait partie de la nombreuse suite du tsar Alexandre Ier. C’est probablement là qu’il apprend les déboires sentimentaux de la princesse Charlotte de Galles. Celle-ci a en effet raconté à la sœur du tsar qu’elle a suspendu ses fiançailles avec le prince d’Orange. Le tsar doit justement se rendre à Londres où de grandes festivités sont organisées pour la victoire contre Napoléon et le centenaire de la dynastie des Hanovre. Léopold décide de l’accompagner, en espérant secrètement rencontrer Charlotte.
Charlotte est la fille unique du prince de Galles. Elle sera un jour reine de Grande-Bretagne, ce qui fait d’elle le plus beau parti d’Europe. Le mariage de ses parents est un véritable fiasco. Ayant toujours vu ses parents se déchirer, Charlotte veut épouser l’homme qu’elle aime et qui pourra la rendre pleinement heureuse. Physiquement, le prince d’Orange, fils du roi Guillaume Ier des Pays-Bas, n’est pas vraiment le prince charmant. Dans ses lettres à ses amies, Charlotte parle de lui comme de « la grenouille ». La première rencontre avec Léopold ne provoque pas de coup de foudre. A partir de juillet 1815, Léopold et Charlotte commencent à s’écrire (en français) et leur amour grandit.
Leur mariage est le premier grand événement dynastique au Royaume-Uni depuis la fin d’une guerre qui a duré une vingtaine d’années. Comment se sont déroulées ces réjouissances ?
Le mariage de Charlotte et Léopold est un vrai mariage d’amour. Le Prince de Galles a fini par céder et a accepté le choix de sa fille. Le mariage est célébré le 2 mai 1816 à Carlton House, la résidence londonienne du père de Charlotte, dans un salon faisant pour l’occasion office de chapelle. C’est un mariage en petit comité et en soirée. La mère de Charlotte n’est pas présente, elle est en Italie. Et personne de la famille de Léopold n’a fait le déplacement à Londres. Charlotte promet obéissance à Léopold, mais pas inversement, alors que Charlotte sera un jour le chef d’État. On est donc bien loin d’un mariage en grande pompe à l’abbaye de Westminster. Cela n’empêchera pas un public nombreux de s’agglutiner autour de Carlton House pour apercevoir les mariés. La dynastie des Hanovre ne jouit pas d’une grande popularité. Seule Charlotte est vraiment aimée des Anglais. Après la cérémonie, les mariés partent en voyage de noces vers Oatlands, dans la villa de la duchesse d’York.
Quelle était la vie du jeune couple à Londres et à Claremont ?
Léopold et Charlotte disposent de deux résidences, une en ville pour l’hiver et une à la campagne pour l’été. À Londres, ils habitent Marlborough House près du Mall, qui est actuellement le siège du secrétariat du Commonwealth. Leur autre résidence est Claremont House, un manoir de style palladien dans le Surrey.
Ils mènent une vie de couple harmonieuse. Dans les lettres à ses proches, Charlotte écrit à quel point elle est pleinement heureuse. À la vie à Londres avec de nombreuses obligations mondaines, ils préfèrent tous deux de loin la vie au calme à Claremont. La musique, qu’ils pratiquent ensemble, occupe une grande place dans leur vie.
Des gravures du couple sont largement diffusées dans la population, ce qui accroît leur popularité.
Le destin de Léopold bascule avec la mort de son épouse. Quelle place est désormais la sienne au Royaume-Uni, où il décide de rester ?
Charlotte décède en effet le 6 novembre 1817, quelques heures après avoir donné naissance à un enfant mort-né. Si l’enfant avait vécu, Léopold serait probablement devenu régent. À l’immense chagrin de la perte de son épouse et de son enfant, s’ajoute le fait que Léopold n’a plus de réel avenir en Grande-Bretagne. Son rêve de devenir le prince-consort de la très populaire reine Charlotte s’est effondré.
Le parlement britannique lui accorde une pension de 50.000 livres. Sans vrai rôle officiel, il fera de fréquents séjours à Cobourg.
La mort de Charlotte déclenche la fameuse « course à l’héritier » entre les fils de Georges III. Comment Léopold intervient-il dans cette affaire ?
Charlotte étant l’unique enfant du Prince Régent, les prochains dans l’ordre de succession au trône sont les frères de celui-ci. Le futur George IV a encore six frères qui peuvent lui succéder, mais aucun n’a de descendant légitime. Certains vivent en ménage avec leur maîtresse et leurs enfants naturels. Ils doivent impérativement contracter un mariage digne de leur rang et avoir des enfants légitimes qui pourront entrer dans l’ordre de succession au trône. D’où en effet une course à l’héritier entre les fils de George III. En 1818, trois des frères épouseront des princes allemandes. Edouard, duc de Kent, épouse Victoire de Saxe-Cobourg, une sœur de Léopold. Celle-ci est veuve du prince de Leiningen. C’est certainement Léopold qui a recommandé sa sœur au duc de Kent. Du mariage d’Edouard et de Victoire naîtra en 1819 une petite princesse Alexandrina Victoria, qui deviendra la grande reine Victoria qui marquera le XIXe siècle.
Après avoir raté la couronne de Grèce, il obtient celle de Belgique. Faut-il y voir l’influence de la puissante Grande-Bretagne ?
Léopold a en effet failli devenir roi de Grèce. En 1830, lors de la Conférence de Londres, les grandes puissances reconnaissent l’indépendance de la Grèce. Léopold se voit proposer une couronne royale qu’il refusera. La Grèce est réputée instable. Elle est aussi très éloignée des grandes capitales européennes où les décisions importantes sont prises.
Le 4 octobre 1830, un gouvernement provisoire déclare l’indépendance de la Belgique. Le nouveau pays était depuis le Congrès de Vienne en 1815 rassemblé avec l’actuel royaume des Pays-Bas. La Belgique doit se trouver un roi. Dans l’Europe de l’époque, un président serait très mal perçu par les autres pays. On pense d’abord à un membre d’une famille princière vivant déjà en Belgique, comme les Ligne ou les Chimay, avant de proposer la couronne au duc de Nemours, fils du roi Louis-Philippe des Français. Celui-ci refuse. Léopold de Saxe-Cobourg, qui acceptera le trône le 26 juin 1831, est vraiment le candidat idéal. C’est un prince allemand, il a de bons contacts avec la Grande-Bretagne et la Russie, et il épousera en 1832 la fille du roi des Français. Les Britanniques sont aussi soulagés d’être débarrassés de ce prince désœuvré.
Bruxelles est à mi-chemin entre Londres et Cobourg, entre Paris et La Haye. Léopold sent que depuis Bruxelles, il pourra plus facilement continuer à avoir une influence en Europe. La Belgique est une monarchie constitutionnelle. Léopold devient le premier Roi des Belges en prêtant serment, le 21 juillet 1831 à Bruxelles.
Comment Léopold Ier conserve-t-il son influence sur la cour de Saint-James, notamment sur le jeune couple royal ?
Victoria n’ayant pas connu son père (elle n’avait que huit mois à son décès), c’est l’oncle Léopold qui est vraiment la figure paternelle de son enfance. Il s’occupe beaucoup de sa sœur et de sa nièce qui est destinée à devenir reine. Un destin similaire à celui de sa défunte épouse. Léopold est un marieur. Son frère Ernest, le duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha, a deux fils, Ernest, futur duc régnant, et Albert. Ce dernier est né en 1819, la même année que sa cousine Victoria. Aux yeux de l’oncle Léopold, Albert est le candidat idéal pour l’épouser et devenir prince consort. Il incite ses neveux Ernest et Albert à rendre visite à Victoria. Celle-ci tombera vite amoureuse d’Albert qu’elle épousera en 1840.
La jeune Victoria est montée sur le trône à l’âge de 18 ans, en 1837. Son oncle Léopold qui règne à Bruxelles aura une grande influence sur elle. Il lui donne de nombreux conseils. Ils échangent une importante correspondance, actuellement conservée dans les Royal Archives de Windsor. Victoria et Albert veulent donner une image exemplaire et irréprochable de la famille royale. C’est un grand contraste avec la vie dissolue de la génération précédente. Avec le couple Victoria et Albert à la tête du pays, Léopold voit se concrétiser ce qui aurait été son destin si Charlotte n’était pas décédée.
Léopold rendra fréquemment visite à Victoria et Albert. Lors de ses séjours à Buckingham Palace, il dispose d’un appartement qui est actuellement connu comme la « Belgian Suite ». C’est dans ces quelques pièces que logent toujours les rois et présidents reçus en visite d’Etat par la reine Elizabeth II.
Au final, peut-on dire que le premier roi des Belges était plutôt allemand, plutôt anglais, ou véritablement belge ?
Je dirais qu’il était européen avant tout. Vers la fin de sa vie, ses contemporains l’appelaient le Nestor de l’Europe, tant son influence était grande. Il était devenu un vieux sage, écouté et respecté.
Grâce à lui, la parentèle d’un petit duché allemand s’est largement implantée en Europe. Un autre de ses neveux épousera la reine du Portugal, un petit-neveu deviendra tsar de Bulgarie. Et chez les petits-enfants de Victoria et Albert, surnommés à juste titre les « grands-parents de l’Europe », on trouvera entre autres un empereur d’Allemagne, une tsarine de Russie et des reines de Norvège, de Roumanie, de Grèce et d’Espagne
Sans l’influence de l’oncle Léopold, l’histoire de l’Europe aurait été bien différente.
Vous avez accepté de partager avec nous trois documents conservés aux Archives du Palais Royal de Bruxelles, qui rappellent les relations de Léopold avec son premier pays d’adoption. Pourriez-vous nous en parler ?

Le premier est un objet. C’est la jarretière de Léopold Ier. Le très noble ordre de la Jarretière, un des plus prestigieux ordres de chevalerie au monde, a été fondé par le roi Edouard III d’Angleterre en 1348. Léopold de Saxe-Cobourg a reçu l’ordre en 1816. Tous les rois des Belges recevront également cette haute distinction, jusqu’au roi Baudouin en 1963, lors de sa visite d’Etat à Londres.
La coutume veut qu’au décès d’un chevalier de l’ordre de la Jarretière, les insignes comme le collier, le grand cordon et naturellement la jarretière, soient restitués au souverain britannique. Après le décès de Léopold Ier en 1865, les insignes ont donc été remis à la reine Victoria. Lors de sa visite d’Etat en Belgique en 1966, la reine Elizabeth II a offert au roi Baudouin la jarretière de son aïeul.
Sur la jarretière on peut lire la célèbre devise « honi soit qui mal y pense ». Dans l’écrin se trouve également l’étoile avec la même inscription, qui était portée à hauteur de la poitrine.

Parmi les rares documents qui nous sont parvenus de la période britannique du futur roi Léopold Ier, se trouve un ensemble de sept cahiers de musique qui ont appartenu à sa première épouse. Comme je l’ai déjà signalé, la musique occupait une place importante dans la vie de Charlotte de Galles. C’était une excellente musicienne ; elle jouait du piano, de la harpe et de la guitare avec un talent supérieur à la normale. Elle avait aussi une excellente oreille musicale.
Les cahiers manuscrits sont agrémentés de nombreux dessins de la main de Charlotte, comme on peut le voir sur la photo avec la chanson « Adorata Gabriella » avec accompagnement à la cithare. Léopold étant meilleur chanteur que Charlotte, on peut certainement s’imaginer qu’il a chanté cette chanson pendant qu’elle l’accompagnait à la cithare. Ces cahiers de musique avaient une très grande valeur sentimentale pour Léopold qui les conservait précieusement.

Les collections photographiques des Archives du Palais Royal contiennent un ensemble de huit photos de l’intérieur de Frogmore House. Cette demeure, proche du château de Windsor, était la résidence de la duchesse de Kent, la sœur de Léopold et mère de la reine Victoria. Léopold y a souvent rendu visite à sa sœur. Ces photos ont été offertes par la reine Victoria à son oncle après le décès de sa mère, survenu le 16 mars 1861. Avec son décès, Léopold était le dernier de la fratrie de neuf enfants.
Sur la photo ci-jointe nous voyons la little sitting room, probablement la pièce où la sœur de Léopold passait le plus de temps. Sur le bureau nous voyons bien au centre un cadre ovale avec le portrait de la reine Victoria. Et aux murs pendent des portraits des enfants de Victoria et Albert par Winterhalter. Cette photo nous permet vraiment de rentrer dans l’intimité de Victoire de Saxe-Cobourg.