
Tous les ingrédients sont là : un prince oriental aux six épouses, de somptueux palais entourés de jardins luxuriants, des monceaux de pierres précieuses, des chasses au tigre et au crocodile, des promenades à dos d’éléphant, la présence plus ou moins appréciée des officiers et officiels du Raj britannique…
Le magnifique album biographique consacré au raja (puis maharaja) Jagatjit Singh de Kapurthala sera un ravissement pour les amateurs de Rudyard Kipling et autres écrivains de l’Empire des Indes. Prince, Patron and Patriarch a été publié chez Roli Books, un éditeur indien basé à New Delhi. Le lancement de l’ouvrage s’est tenu le 30 janvier 2019, à la résidence de l’ambassadeur de France en Inde. Jagatjit Singh, en effet, n’était pas un maharaja comme les autres : cosmopolite et polyglotte, citoyen du monde et humaniste, il était surtout francophile… sans doute le plus francophile des souverains indiens. Comme beaucoup de ses pairs, il achetait ses bijoux chez Cartier, ses malles chez Vuitton, ses décorations chez Arthus-Bertrand, ses savons chez Roger & Gallet et ses vins chez Pol Roger ou au Château Haut-Brion…
Mais, plus qu’un simple consommateur du luxe français, le maharaja de Kapurthala était passionnément épris de la France et de la langue française, comme en témoignent nombre des liens tissés tout au long de sa vie. Il passa beaucoup de ses vacances à Biarritz ou à Deauville, à Cannes ou à Nice, mais surtout à Paris, la ville qu’il préférait entre toutes. Il y disposait même d’un somptueux pavillon au Bois de Boulogne, où il recevait l’élite internationale de passage dans la capitale française. Il noua notamment une très solide amitié avec la princesse de Broglie, née Say, à qui il offrit un éléphanteau pour agrémenter le parc de son château de Chaumont-sur-Loire. Il fut fait Grand Croix de la Légion d’Honneur et reçut Clémenceau dans ses palais indiens. Son fils aîné et héritier étudia au Lycée Jeanson de Sailly et à la Sorbonne.
Mais il amena également un peu de France aux Indes, comme en témoigne le palais Jagatjit, conçu par les architectes français Alexandre Marcel et Paul Boyer et rempli de tapis d’Aubusson et de tapisseries des Gobelins. Dans les montagnes, il fit également construire le « Château Kapurthala », en français dans le texte ! Quant à son cuisinier, Amanat Khan, qui le suivait partout, il l’envoya se perfectionner à Paris.
Pour évoquer ce brillant personnage, le plus francophile des souverains indiens, nous avons interrogé Cynthia Meera Frederick, l’auteure de cette passionnante biographie, illustrée d’une multitude de photographies anciennes et de documents d’archives. (traduction : Thomas Ménard)
Pourriez-vous d’abord nous dire, chère Cynthia, quels sont vos liens avec le Kapurthala d’une part, avec la France et la langue française d’autre part ?
J’ai eu la chance d’étudier la langue française, ce qui m’a permis de pouvoir voyager à travers la France et l’Europe, où je suis tombée amoureuse de l’architecture classique française. Au cours d’un de mes séjours annuels en Inde, pour passer du temps avec ma famille, j’ai découvert par hasard qu’il y avait une magnifique part de France au Penjab, en plein cœur du pays, et cela m’a fasciné. Cela m’a donné envie d’en savoir plus sur l’histoire de l’Etat de Kapurthala, sur le maharaja Jagatjit Singh et sur le palais Jagatjit, qui porte son nom. Par bonheur, mon admiration pour l’architecture française, ma fascination pour l’histoire de l’Inde et mon engagement dans la préservation du patrimoine m’ont conduite au Kapurthala. Cela est devenu une aventure extraordinaire, qui m’a permis de raconter la vie du maharaja Jagatjit Singh et de travailler avec la famille royale de Kapurthala pour protéger et préserver cet héritage.
Dans cet ouvrage, vous évoquez le destin flamboyant de Jagatjit Singh, raja puis maharaja de Kapurthala. Pourriez-vous nous expliquer brièvement qui il était ?
Avant l’indépendance de l’Inde et la fin du gouvernement colonial britannique, il y avait presque 600 « Etats princiers », en partie autonomes, dirigés par des souverains qui portaient les titres de raja, maharaja ou nawab. Le maharaja Jagatjit Singh a été le dernier souverain de ce qui était l’Etat de Kapurthala. Situé dans le Penjab (Inde du Nord), le Kapurthala n’était pas le plus grand ou le plus riche des Etats princiers, mais, grâce à la présence du maharaja Jagatjit Singh sur la scène internationale, il était sans doute l’un des plus connus en Occident. Il était connu pour avoir visité de nombreux pays, sur tous les continents : il a vu du monde plus que la plupart des gens de son époque, et même de la nôtre. Mais c’est sa passion pour la France qui l’a fait connaître comme « le Roi Francophonie ». Il a diffusé la langue, la culture et l’esthétique françaises à Kapurthala, que l’on appelait le Paris du Penjab. Mais il n’était pas que ça. Il était un souverain avant-gardiste, qui s’est battu pour la promotion de l’éducation, le progrès technologique et l’harmonie religieuse. En résumé, disons que parmi tous ces princes souverains, il était un peu à part. Il était l’un des plus dynamiques, ouverts sur le monde et avant-gardistes dans cette galaxie de princes. Avant tout, il était guidé par les principes du sikhisme, qui promeuvent l’idée de créer une société plus juste, le service à l’humanité et la dévotion à Dieu.
Comme son nom l’indique, Jagatjit Singh était l’un des souverains sikhs de l’Inde. Qui sont ces sikhs, qui sont assez peu connus en France ?
La religion sikh a été créée en 1469 par le gourou Nanak. Il serait impossible de rendre hommage de manière adéquat à cette histoire, en tout cas de façon succincte. Disons que, fondamentalement, c’est la religion la plus pacifique, ouverte et accueillante, qui promeut l’égalité, le respect et l’harmonie pour tous les individus. Les temples sikhs, que l’on appelle les Gurudwara, offrent des repas communs à tous les visiteurs et accueillent tout le monde avec bienveillance. D’un point de vue historique, cette communauté est associée à la notion de courage. Un des symboles les plus explicites de la manière dont les sikhs incarnent les principes d’honneur, de justice et d’amour pour l’humanité est la tradition masculine de ne pas se couper les cheveux et de porter un turban, ce qui permet de les identifier facilement. Dans leur vie quotidienne, ils suivent un code d’honneur et des valeurs comme le respect de soi et le travail.
En tant que souverain d’un Etat princier associé au Raj britannique, il était bien évidemment très lié à la puissance coloniale. Pourriez-vous nous dire quels étaient ses liens personnels avec le Royaume-Uni, avec Londres et avec la famille royale britannique ?
Le maharaja Jagatjit Singh était âgé de cinq ans lorsqu’il a hérité du trône de Kapurthala. Du coup, jusqu’à ce qu’il atteigne sa majorité, à 18 ans, l’Etat du Kapurthala était géré par des administrateurs britanniques. Il avait également des précepteurs britanniques, à qui il faut faire crédit de cette éducation. En conséquence, il a grandi avec le concept de souveraineté britannique. Quand il a rendu visite à la reine Victoria pour la première fois, en 1893 [il avait 21 ans, ndla], il était tout à fait à l’aise avec elle : elle était à bien des égards une sorte de figure maternelle pour lui. Il était également très proche de son petit-fils, le duc de Connaught, et de plusieurs autres membres de la famille royale britannique, avec qui il entretenait une amitié très sincère. Par exemple, la reine Mary, qui savait qu’il admirait les beaux intérieurs et les beaux objets, lui offrit une visite particulière du palais de Buckingham après un déjeuner. Il a assisté à la plupart des grandes cérémonies centrées autour de la famille royale britannique (mariages, couronnements…). Du point de vue de ses relations personnelles avec eux, il a bénéficié d’un niveau d’intimité sans précédent pour un prince indien. Cela en dit long sur sa dignité, mais aussi sur son haut degré de confiance en soi, puisqu’il était capable de traiter avec la famille royale avec beaucoup de diplomatie, tout en chevauchant deux cultures en même temps et sans le laisser paraître.
Mais son cœur le portait surtout vers la France ! D’où lui vient cette passion pour la France et la langue française ?
On a souvent dit, par erreur, que le maharaja gravitait autour de la France seulement par réaction antibritannique, ce qui est absolument faux. Assez tôt, vers l’âge de 12 ans, il a commencé à montrer un vif intérêt pour les langues étrangères, la géographie et l’histoire. Même s’il parlait parfaitement cinq langues, il a déclaré que le français était la plus belle langue du monde et il était déterminé à la maîtriser, ce qui est arrivé. Non seulement il pouvait la parler parfaitement, mais il a également rédigé ses journaux intimes en français. Nous devons également nous souvenir que le français était alors la langue internationale de la diplomatie. Quand il a séjourné en France pour la première fois en 1893, il a été tout simplement impressionné par sa beauté et son art de vivre . Tout dans ce pays excitait ses passions : les gens, la langue, la culture, l’esthétique. Cette première visite a déclenché une histoire d’amour avec la France qui durera toute sa vie.
Dans l’introduction, nous avons évoqué quelques exemples de ces liens privilégiés avec la France et les Français. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Kapurthala est surtout associée avec des exemples uniques d’architecture française en Inde (palais Jagatjit et château Kapurthala), mais aussi par son mécénat pour plusieurs marques françaises de luxe devenues iconiques et identifiées à la dynastie. Beaucoup des plus proches amis du maharaja appartenaient aux familles les plus anciennes et les plus nobles de France et il était souvent invité au palais de l’Elysée, tout comme il gravitait dans les cercles artistiques de l’époque. Un des éléments les plus extraordinaires à propos des relations entre la Maison de Kapurthala et la France est que cinq de ses membres ont reçu la prestigieuse Légion d’honneur, sur plusieurs générations, depuis trois de ses fils jusqu’à son arrière-petit-fils, Tikka Shatrujit Singh (décernée en 2015). C’est un hommage remarquable aux liens d’amitié entre la France et l’Inde et cela souligne le respect mutuel entre le gouvernement de la République française et le famille royale de Kapurthala. Le maharaja apparaît dans « Les Amis de la France », un registre tenu par le gouvernement français où lui et son fils, Maharajkumar Amarjit Singh, sont les seuls Indiens. Récemment, un officiel français de premier rang qui visitait l’Inde m’a dit qu’en France, « le Maharaja » faisait tout simplement référence au maharaja de Kapurthala.
Et pourtant, si deux de ses six femmes étaient européennes, il choisit une Espagnole et une Tchèque ! Pourquoi ne pas avoir choisi une Française ?
C’est une question qui m’a moi aussi toujours intriguée. Il a passé tellement de temps à Paris, avait tellement d’admiratrices et un cercle d’amis tellement vaste que la question de savoir pourquoi il n’a pas épousé une Française reste un grand mystère. Cela aurait été vraiment logique et très approprié. Mais apparemment le destin et les circonstances ne lui ont pas donné la bonne opportunité.
Le maharaja était un citoyen du monde, et ce monde il l’a parcouru de toutes parts. Était-il aussi bien accueilli aux Etats-Unis, en Argentine ou au Japon qu’il l’était en France ?
Oui, il a vraiment été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme dans toutes les parties du monde. Il avait beaucoup d’amis aux Etats-Unis (la plupart rencontré à Paris, où la société internationale se réunissait à chaque saison). Il a par exemple été salué par des coups de canon lorsqu’il est arrivé à l’Exposition internationale. Il a été reçu à la Bourse de New York comme un invité d’honneur et il était bien accueilli partout où il est allé, y compris à Hollywood. En Amérique du Sud, son arrivée avait été précédée par tant d’articles de presse qu’il y avait déjà un statut de célébrité internationale et y attirait des foules curieuses. Au Japon, qu’il a visité en 1903 et en 1929, il s’est vu accordé à chaque fois une audience avec les empereurs, dans la salle du trône du Chrysanthème. Donc même à l’extérieur de la France, tout autour du globe, sa stature était reconnue et il se sentait le bienvenu partout.
C’était aussi un humaniste, épris de liberté et de tolérance. Vous expliquez qu’il était horrifié par la ségrégation aux Etats-Unis. Il était aussi un homme de couleur dans un monde dominé par des blancs. Comment le vivait-il ?
Sa foi prône l’idée que tous les individus sont égaux aux yeux de Dieu et, oui, il se sentait très concerné par la bigoterie raciale et religieuse qu’il rencontrait en Inde et à l’étranger. Il était un individu sophistiqué et charmant, qui surpassait bien des hommes blancs. Il était bien plus cultivé que la plupart des gens et possédait des manières sociales dont beaucoup manquaient dans bien des cas. Comme dit plus tôt, c’est son calme et sa grâce naturelle qui ont facilité son amitié avec la famille royale britannique, par exemple. Plus important, il parlait parfaitement le français, ce qui était un passeport pour le monde. C’était la langue du goût et de la culture, où qu’il aille, à la cour de Russie, d’Egypte, de Belgique, d’Indochine ou même du Japon, on parlait cette langue et c’était pour lui un grand avantage. Du coup, les gens se rendaient compte de sa personnalité exceptionnelle et de son charisme, ce qui prévalait sur tous les préjugés qui auraient pu exister contre sa race.
Il était aussi le souverain sikh d’un Etat peuplé par une majorité de musulmans et beaucoup d’indouistes. Comment s’exprimait sa tolérance religieuse ?
Elle prend ses racines dans sa foi sikh dont le fondement est l’égalitarisme absolu. Il faut aussi porter crédit à ses administrateurs britanniques qui ont nourri ces valeurs et l’ont encouragé à juger les gens sur leur mérite et à ne pas marquer de préférences sur des critères de religions ou d’autres considérations. Il évaluait toujours un individu sur son caractère et ses actes.
Et puis son monde fut emporté par l’indépendance de l’Inde. Quelles furent les conséquences pour lui, son peuple, sa famille ? Après lui, qu’est devenu le Kapurthala ?
Alors que l’indépendance de l’Inde a été un événement très positif, le maharaja a été le témoin des conséquences dévastatrices de la partition du Penjab. Avant la Partition, environ 60% de la population de Kapurthala était musulmane et les Musulmans formaient une part importante de l’administration du pays. La gestion de la cour et de l’Etat était un modèle d’harmonie entre communautés. Mais tout a changé. Non seulement il y a eu un terrible bain de sang et des violences commises lors des échanges de population, migrant vers l’Est ou l’Ouest, mais, par la suite, cela a également été une perte de repères culturels et historiques au Kapurthala, parce que beaucoup de ceux qui portaient ces traditions étaient partis. Des flots de réfugiés se sont déversés dans le Kapurthala depuis l’Ouest et leur priorité, c’était la survie, pas la culture. C’est triste, mais beaucoup de coutumes se sont perdues, ce qui a des conséquences à long terme sur la préservation du patrimoine et sur les initiatives dans le domaine du tourisme dans la région. En plus, le maharaja Jagatjit Singh est mort en 1949, à peine deux ans après, ce qui n’a fait qu’accentuer les pertes des valeurs historiques. Toutefois, beaucoup des magnifiques édifices de Kapurthala ont été restaurés récemment et un plan pour les adapter et les réutiliser est mis en œuvre, en parallèle avec des initiatives pour développer le tourisme. Les membres de la famille royale de Kapurthala y sont étroitement associés et les soutiennent concrètement.
Vous avez écrit ce sublime ouvrage avec le Brigadier Sukhjit Singh [le petit-fils du maharaja, ndla]. Pourriez-vous nous dire qui il est ?
Son Altesse le brigadier Sukhjit Singh partage son temps entre Kapurthala et la station estivale de Mussoorie, dans les montagnes, où il passe les mois les plus chauds de l’été. Il est très actif dans la production de documentaires audiovisuelles sur l’histoire des régiments de l’armée indienne. Il est lui même un ancien officier de l’armée indienne, où il a servi pendant 25 ans, aussi bien en temps de paix que lors de conflits. Récemment, il a participé à l’hommage national organisé pour le 50e anniversaire du conflit indo-pakistanais, au cours duquel il a été décoré pour sa bravoure. C’est dur de croire que cela fait déjà un demi-siècle ! En outre, il milite passionnément pour le bien-être des chiens des rues en Inde : il accueille en ce moment 20 animaux qui, sinon, serait dans la rue.
Pour finir, vous avez choisi pour nous trois photographies. Pourriez-vous nous en parler ?



©The Kapurthala Collection . All rights reserved.
La photographie de gauche montre le maharaja vers 1915, alors qu’il est à Paris. A première vue, vous pourriez facilement croire que c’est un gentleman européen, élégamment vêtu, qui flâne dans un parc. Son style vestimentaire et sa posture montrent sa capacité naturelle à s’intégrer dans les deux cultures, puisqu’il est autant à l’aise dans le monde occidental qu’en Inde.
Au centre, la grande image du maharaja reflète la pompe et la grandeur de l’âge des princes indiens, aujourd’hui disparu. Il porte un diadème de diamants, une épée, des décorations et un uniforme d’apparat. Il pose devant le trône de Kapurthala. Tout cela montre sa stature. Quand je vois ça, je réalise que cette époque a disparu à jamais. Je dois d’ailleurs préciser que le grand portrait qui figure sur la couverture de notre livre a été peint à Paris, par l’artiste français Théobald Chartran, en 1905. Il a su magnifiquement capturer tout ce qui fait l’essence d’un maharaja. Ce tableau a été exposé à New York, à Londres et à Paris, ce qui a aussi participé à sa renommée.
Sur la photographie de droite, on voit le maharaja Jagatjit Singh en chef de famille. A la fin de la journée, il était un père et un grand-père dévoué. Cet émouvant portrait date de 1947. Il est avec son petit-fils adoré, Sukhjit. On peut vraiment ressentir le lien très fort qui les unit. Il a enseigné à son petit-fils ses principes d’une vie dédiée au service et au respect des autres.