Si vous passez par le Yorkshire et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à Harewood House.
C’est la somptueuse demeure de la famille Lascelles. Si John Carr, l’architecte, est aujourd’hui quelque peu oublié par les moins érudits, les autres créateurs du domaine sont parmi les plus illustres du XVIIIe siècle : Robert Adam pour les décors intérieurs, Thomas Chippendale pour le mobilier et Lancelot « Capability » Brown pour le parc. Citons également Angelica Kauffman, qui réalisa quelques fresques, et Charles Barry, qui agrandit la demeure au XIXe siècle.
Avant Harewood House, il y avait Harewood Castle, un vieux château-fort dont les ruines se trouvent à quelques kilomètres de l’actuelle résidence. Après la conquête de 1066, le roi Guillaume l’attribue à l’un de ses seigneurs normands, Robert de Romelli. En même temps, il donne un domaine, à l’autre bout de ce qui est aujourd’hui le Yorkshire, à un certain Picotus de Lacelle, un participant à la bataille de Hastings. Harewood passe entre les mains de plusieurs familles, les de Aldeburgh, les Ryther, les Redmayne, les Gawthorpe, les Wentworth, les Cutler, avant de finir entre celles d’Henry Lascelles, qui achète le domaine avec son fils Edwin en 1738.
Henry est alors à la tête d’une des plus grandes fortunes du pays, fortune constituée principalement dans les Indes occidentales, c’est-à-dire les Antilles, et donc à travers les bénéfices tirés de l’esclavage. Grâce à ce trésor, Henry offre à son fils tout ce à quoi il n’avait lui-même pas pu prétendre dans sa jeunesse, des études à Cambridge, un Grand Tour sur le Continent, un domaine seigneurial et, en l’occurrence, le titre de lord Harewood. C’est Edwin qui lance la construction d’Harewood House, six ans après le suicide de son père. La première pierre est posée en janvier 1759, Adam peut commencer à décorer les intérieurs en 1765, Edwin s’installe en 1771 et, l’année suivante, le dernier coup de pinceau est donné dans la galerie. Malgré ses deux mariages, l’irascible Edwin n’a pas eu d’enfants, et c’est donc son frère puiné, Edward, qui hérite des biens et du domaine en 1795. En 1812, il est créé 1er comte de Harewood.
L’histoire se répète à la génération suivante. L’aîné des enfants d’Edward, qui porte le même prénom, mais qui, dans l’entourage du Prince Régent était surnommé Beau, meurt avant son père. C’est donc son frère, Henry, qui devient le 2e comte de Harewood. Paradoxalement, il est un ami proche de William Wilberforce, le grand politicien antiesclavagiste. Ils représentent même ensemble le Yorkshire sur les bancs de la Chambre des communes. Il est le premier des cinq comtes successifs à porter le prénom d’Henry. Son fils, le 3e comte, épouse lady Louisa Thynne, la fille du marquis du Bath. Elle lui donne 13 enfants. C’est elle qui fait appel à Charles Barry, l’architecte du nouveau palais de Westminster, pour réaménager Harewood House et lui ajouter un nouvel étage, afin de loger sa nombreuse progéniture.
Le fils aîné, qui est donc le troisième Henry et le 4e comte, épouse quant à lui Elizabeth de Burgh, la petite-fille du Premier Ministre George Canning. Elle a de l’importance, puisque son richissime frère, Hubert, marquis de Clanricarde, lègue sa fortune à son petit-fils (celui d’Elizabeth) : le cinquième Henry, qui est donc le 6e comte. Cette fortune lui permet de constituer une impressionnante collection de tableaux de la Renaissance, la seule, parmi celle des grandes familles britanniques, qui date du XXe siècle et non des siècles précédents. C’est ainsi que des toiles de Titien, Bellini, le Gréco, Véronèse ou le Tintoret viennent orner les murs de la demeure du Yorkshire. Mais sa fortune lui permet d’y attirer un autre trésor. En 1922, à l’abbaye de Westminster, celui qui n’est alors que le vicomte Lascelles épouse en grandes pompes la princesse Mary, fille du roi George V et de la reine Mary. Elle est donc la sœur d’Edward VIII (le duc de Windsor) et de George VI, et la tante de la reine Elizabeth. En tant que fille aînée des souverains, elle porte le titre de Princesse royale (The Princess Royal), titre qui est revenu à la princesse Anne, à sa mort, en 1965, puisqu’il ne peut être porté par qu’une seule personne à la fois.
Le 6e comte (1882-1947) et la princesse Mary sont les grands-parents de l’actuel tenant du titre, David Lascelles. Entre eux, il y a eu le 7e comte, George, qui, en 1984, fait passer la propriété de la demeure et des collections à une fondation, The Harewood House Trust, afin de les protéger et de les mettre à l’abri des droits de succession. Comme de nombreuses autres demeures de l’aristocratie britannique, elles appartiennent donc désormais à une institution charitable, dirigée par la famille, qui en conserve l’usufruit.
Si la façade d’entrée (en haut, photographie de gauche) a conservé la marque de John Carr, celle donnant sur le parc (en haut, photographie du milieu) a été largement modifiée par Charles Barry au siècle suivant : il a supprimé le portique à colonnes et créé une gigantesque terrasse, dotée d’un jardin régulier, qui domine le parc paysager de Capability Brown (en haut, photographie de droite).
Les décors intérieurs sont parmi les plus raffinés d’Angleterre. Certains sortent tout droit de l’imagination de Robert Adam et sont typiques de ce néoclassicisme cher au doux XVIIIe siècle. Parmi ces riches décors, nous avons sélectionnés trois éléments (deuxième ligne de photographies) : à gauche, un détail de la cheminée de ce qui a été la salle de bain de la Princesse Royale et est désormais une salle d’exposition ; au milieu, un volet intérieur de la chambre d’apparat ; à droite, le plafond du Salon cannelle (Cinnamon Drawing Room), qui tire son nom de la couleur des soieries qui ornent les murs.
C’est dans ce salon que sont exposés quelques-unes des plus belles toiles de la collection, notamment une série de portraits de sir Joshua Reynolds, représentant quelques membres de la famille, mais aussi deux des plus célèbres toiles du peintre : Lady Harrington (en bas, à gauche), et sa sœur, Lady Worsley. Dans le salon précédent, le Salon jaune, on ne trouve rien de moins qu’un Winterhalter. Quant à la pièce suivante, c’est la galerie où est accrochée la collection de maîtres de la Renaissance déjà évoquée.
Harewood House est aussi l’une des premières demeures aristocratiques à avoir ouvert au public les espaces de service, les fameux Below Stairs. Au sous-sol, chacun peut donc parcourir la cuisine (en bas, photographie de gauche), la salle du commun (The Servants’ Hall), la pâtisserie, la laverie ou encore la Still Room où l’intendante préparait le thé et les confitures. Les amateurs de Downton Abbey seront sans doute émerveillés par le tableau des sonnettes (en bas, photographie du milieu), qui permettaient aux maîtres d’appeler les domestiques et où s’égrènent les noms des pièces de la maisonnée : Breakfast Room, Billiard Room, HRH’s Sitting Room, Coffee Room, Chintz Dressing Room, Nursery et même Lift (ascenseur).
Le domaine des comtes de Harewood, en plus d’une ferme, d’un Bird Garden (jardin d’oiseaux) et d’un jardin himalayen, c’est aussi une chapelle, All Saints Church, entourée d’un charmant cimetière à l’anglaise. Plusieurs générations de Lascelles sont enterrées dans la crypte, tandis que les gisants d’albâtre de la nef rappelle les familles qui les ont précédées dans ce magnifique coin du Yorkshire, les Redmayne, les Ryther et même l’illustre famille Gascoigne, elle aussi d’origine française, comme tant d’autres familles de la meilleure société britannique.
Les règles de cette société, d’ailleurs, peuvent nous paraître très cruelles, dignes également d’un épisode de Downton Abbey. Benjamin, le fils aîné de David Lascelles, l’actuel comte de Harewood, est né en 1978, quelques mois avant le mariage de ses parents. Par conséquent, il ne peut prétendre à lui succéder. C’est donc son petit frère, Alexander, né en 1980, qui porte le titre de courtoisie de vicomte Lascelles et sera un jour comte de Harewood. Ce titre, il ne pourra le transmettre à son fils Leo, né hors mariage en 2008.
Pour terminer sur une note un peu plus diverstissante, signalons que l’actuel lord Harewood est producteur de télévision et de cinéma. Il a notamment produit l’excellentissime Richard III, film réalisé en 1995 par Richard Loncraine, avec sir Ian McKellen dans le rôle du souverain félon (le frère de cette Marguerite d’York devenue duchesse consort de Bourgogne et évoquée dans le Portrait # 3), mais aussi Maggie Smith, Annette Bening, Kristin Scott Thomas, Robert Downey Jr. Il s’agit de la transposition du texte et de l’intrigue de Shakespeare dans une Angleterre fasciste des années 1930. Presqu’une histoire de famille puisque, à travers le premier des Tudor, les Stuart, les Hanovre, les Saxe-Cobourg-Gotha et les Windsor, David Lascelles descend, non pas de Richard III, mais de son frère aîné, Édouard V, interprété par John Wood. Aux dernières nouvelles, il était en 63e position dans la ligne de succession au trône du Royaume-Uni.








