# 32 // Le Gherkin

Si vous passez par la City et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous au 30 St Mary Axe.

Vous connaissez sans doute cet immeuble iconique sous son nom officieux : le Gherkin (le Cornichon). Construit par Skanska d’après un projet de Foster & Partners, il a été terminé en décembre 2003, sur l’ancien terrain du Baltic Exchange.

St Mary Axe fait d’abord référence à une église médiévale qui se trouvait dans les parages. Comme son nom l’indique, elle était consacrée à la Vierge Marie. Quant à la hache (axe), son interprétation est plus compliquée. Il semble que le véritable nom de l’église était en fait « Sainte-Marie, Sainte-Ursule et ses 11 000 vierges ». Cela nous ramène aux premiers siècles du christianisme et à la Légende dorée de Jacques de Voragine. Ursule aurait été une princesse bretonne de Cornouailles (de la province romaine de Bretagne, c’était à dire la Grande-Bretagne) du IIIe ou du IVe siècle. Promise par le pouvoir romain à un prince breton (de Petite-Bretagne, notre actuelle Bretagne), elle aurait préféré fuir à Rome. Après plusieurs années passées dans la capitale impériale, aux côtés de saint Cyriaque, elle aurait pris le chemin du retour, accompagnée d’une suite de 11 000 jeunes filles ! A Cologne, elles auraient toutes été capturées par les Huns et Ursule poussée à épouser Uldin, voire son petit-fils, Attila. Refusant de renoncer à sa foi chrétienne, elle fut mise à mort, ainsi que ses 11 000 suivantes. Elles furent tuées par des milliers de flèches, puis décapitées avec deux haches. L’une des ces haches aurait été ramenée à Londres et conservée comme relique dans l’église dont nous parlons, d’où son nom. En fait, il semblerait que cette légende des 11 000 vierges de sainte Ursule soit née d’une erreur de traduction au IXe siècle : les suivantes d’Ursule n’était pas 11 000, mais 11. L’église aurait cessé d’être utilisée en 1565 et détruite dans les années suivantes, mais elle donna son nom à la petite rue qui passait là.

Pendant une bonne partie du XXe siècle, l’un des édifices les plus importants de cette rue était située aux numéros 24-28 : c’était le Baltic Exchange (Bourse de la Baltique). Née en 1744 dans un des cafés de Threadneedle Street, cette institution rassemblait tous ceux qui commerçaient avec les pays entourant la mer Baltique, comme autrefois la Hanse. Transformée en compagnie privée le 17 janvier 1900, le Baltic Exchange s’installa, donc, dans un immeuble cossu de St Mary Axe le 21 avril 1903. Conçu par Smith and Wimble, l’édifice avait été édifié par la firme George Trollope & Sons, à qui l’on devra, plus tard, le siège de la Lloyd’s Bank sur Lombard Street et le ministère de la Défense sur Whitehall. Tout se passa bien pendant 90 ans…
Le 9 avril 1992, les élections générales permettaient aux Conservateurs de garder leur majorité et à John Major de rester Premier ministre. Le lendemain, 10 avril, à 9h00 du matin, un coup de téléphone annonçait qu’une bombe allait exploser devant le Baltic Exchange vingt minutes plus tard. Effectivement, à 9h20, un Ford Transit garé sur St Mary Axe allait exploser, tuant 3 personnes (une adolescente de 15 ans qui attendait dans une voiture, un passant de 29 ans et une personne qui se rendait au Baltic Exchange), blessant 91 personnes et détruisant en partie le bâtiment et des édifices voisins. Les dégâts furent estimés à 800 millions de livres sterling (1,6 milliards d’aujourd’hui). C’est dire la portée de la bombe d’une tonne, puisque les 10 000 explosions perpétrés par l’IRA au cours des décennies précédentes avaient entraînés des dégâts d’une valeur totale de 600 millions de livres sterling. Dès le lendemain, en effet, l’attentat avait été revendiqué par l’IRA.
Compte-tenu de l’intérêt architectural de l’édifice, notamment de sa vaste salle des marchés aux airs de cathédrale, English Heritage et la Cité de Londres tentèrent d’abord de sauver ce qui restait du Baltic Exchange, mais on se rendit vite compte que cela n’était pas possible. Le site fut donc démantelé en 1995, puis rasé en 1998. Les éléments décoratifs qui avaient survécu (statues, fronton, escaliers, etc.) furent proposés à la vente et finalement achetés par un investisseur estonien en 2006. 49 containers partirent pour Tallinn l’année suivante. L’idée était de reconstruire le Baltic Exchange au bord de la Baltique, mais la crise financière de 2010 ajourna le projet. Hormis quelques éléments exposés en 2016, il semble que les reliques de l’édifice de St Mary Axe dorment toujours dans les containers. Un élément a toutefois été conservé au Royaume-Uni : ce qui reste de la coupole en vitrail, désormais exposé au National Maritime Museum de Greenwich. Un nouveau siège fut construit pour le Baltic Exchange, quelques dizaines de mètres plus loin, au 38 St Mary Axe.

Quant à la parcelle, elle a failli être utilisée par ce qui aurait alors été le plus haut bâtiment d’Europe. En 1996, le nouveau propriétaire, Trafalgar House, proposa en effet la construction de la London Millenium Tower, dessinée par Norman Foster et ses associés. Haute de 386 mètres et 92 étages, elle aurait été le 6e bâtiment le plus haut du monde, et serait aujourd’hui le 39e. Dans un article du Guardian, l’édifice fut qualifié de « cornichon érotique » (erotic gherkin). Mais le projet fut refusé puisqu’il risquait d’interférer avec les couloirs aériens de Heathrow et London City Airport. Le promoteur proposa donc un autre projet, beaucoup plus modeste, toujours sur des plans de Foster & Partners. Le surnom du premier projet allait rester !
L’autorisation de construire le « Gherkin » fut accordée par le gouvernement le 23 août 2000. Trafalgar House avait développé le projet pour Swiss Re, une grande compagnie suisse d’assurance, qui souhaitait en faire son siège au Royaume-Uni (d’où son autre nom de Swiss Re Tower). C’est la compagnie de construction suédoise Skanska qui fut choisie. L’édifice fut achevé en décembre 2003 et Swiss Re put ouvrir ses portes le 28 avril 2004.
Trois ans plus tard, Swiss Re revendit le Gherkin, officiellement le 30 St Mary Axe, à deux compagnies associées, pour la somme de 600 millions de livres sterling, environ deux fois le prix d’achat en 2003. Il appartient depuis 2014 au groupe brésilien Safra.

Le « Cornichon » (les Français y voient plutôt un suppositoire !) est immédiatement devenu un élément iconique du paysage londonien, à cause de son architecture alors innovante. Il fut d’ailleurs lauréat du prestigieux Stirling Prize en 2004 (prix national d’architecture organisé par le RIBA, Royal Institute of British Architects). C’était d’ailleurs la première fois que le prix était attribué à l’unanimité des membres du jury. Au-delà du point de vue purement esthétique, le Gherkin était également une prouesse technologique. Reprenant le système du double vitrage, sa double coque de verre permettait de réduire de moitié la consommation en énergie.

Haut de 180 mètres, il comprend 41 étages, dont deux sont disponibles à la location au moment où nous écrivons cet article (27e étage et 32e étage). Le 38e étage propose des salles à manger privées, le 39e étage un restaurant et le 40e étage un bar, réservé aux personnes qui travaillent dans la tour. Ils y disposent d’une vue à couper le souffle sur Londres.

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