# 19 // Le Régent et la France

Si vous passez par Westminster et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à la Queen’s Gallery.
Dans une dépendance du palais de Buckingham, ce petit musée organise d’exceptionnelles expositions où sont mis en scène les trésors des Collections royales. La dernière en date, intitulée George IV – Art & Spectacle, vient de fermer ses portes.
Comme son nom l’indique, elle était consacrée à l’un des personnages les plus extravagants de la monarchie britannique. Né en 1762, George Augustus Frederick était le fils aîné de George III, roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, et de son épouse, née Charlotte de Mecklenburg-Strelitz. En tant que fils aîné et héritier du trône, il fut titré prince de Galles quelques jours après sa naissance. C’est sous ce nom qu’il est d’abord entré dans l’histoire britannique, comme un dandy frivole et dépensier, amateur de plus ou moins jolies femmes, d’œuvres d’art et de luxueuses résidences. En 1811, alors que son père était devenu trop fou pour régner, il devint le Régent et donna son nom à une époque et à un style, autant un style décoratif qu’un style de vie : Regency. Puis il monta sur le trône le 29 janvier 1820, sous le nom de George IV. Peu d’hommes ont autant marqué l’histoire politique, artistique, architecturale et sociale du pays, sous trois noms différents.
A travers cette exposition, et le sublime catalogue qui l’accompagne, on découvre la passion de George pour tout ce qui était français. Celui que l’on nommera « le premier gentleman de l’Europe » et qui fut considéré comme l’instigateur de la victoire des Alliés contre la France napoléonienne, entretenait depuis longtemps un véritable engouement pour la France d’Ancien Régime. Ebloui par Louis XIV, mais aussi Henri IV, il fut l’hôte et le protecteur de leurs descendants, les futurs Louis XVIII et Charles X, et l’ami de leur cousin, le duc d’Orléans. Si, dans le cadre de la Guerre d’indépendance américaine, les deux royaumes furent en conflit, la paix rétablie en 1783 engendra des échanges très nombreux entre les élites britannique et française. Puis vint à nouveau le temps des guerres, celles de la Révolution et de l’Empire. De drôles de guerres puisqu’une partie de cette élite française vint se réfugier en Grande-Bretagne. Plus tard, après la défaite de Napoléon, alors qu’il transformait le palais de Buckingham et le château de Windsor pour en faire les demeures royales qu’on connait aujourd’hui, George exprima à nouveau sa francophilie en achetant des milliers de meubles et d’objets d’art, dont beaucoup provenaient de Versailles. Parmi d’innombrables références à la France dans cette magnifique exposition, nous avons choisi trois tableaux.
On connaît surtout Adam-François van der Meulen pour ses scènes militaires, représentant Louis XIV à Besançon, Arras ou Tournai. Mais, avec quelques autres peintures que nous diront civiles, il est aussi l’auteur d’un tableau fort connu pour quiconque s’intéresse au château de Versailles : La construction de Versailles (The Building of Versailles). Vers 1680, l’enveloppe du vieux pavillon de chasse de Louis XIII est déjà en place, mais les ailes du Nord et du Midi sont encore absentes. Ici, on voit des milliers d’ouvriers en train d’aménager les ailes des Ministres, la cour d’Honneur et la place d’Armes, peut-être aussi la Petite écurie, au premier plan. A proximité, on devine Louis XIV à qui Jean-Baptiste Colbert et Jules Hardouin-Mansart sont en train de présenter les plans du château. Le château de Versailles, les deux autres personnages dont nous souhaitons parler ici l’ont bien connu.
Le premier est Charles-Geneviève d’Eon de Beaumont, né à Tonnerre en 1728. Tour à tour militaire, diplomate et espion, le chevalier d’Eon défrayera la chronique des cours européennes puisqu’il vivait et s’habillait comme une femme. Celui qui fut la lectrice de l’impératrice Elisabeth à Saint-Pétersbourg fut aussi un valeureux soldat sur les champs de bataille de la guerre de Sept-Ans. Il fut ainsi décoré par Louis XV du prestigieux ordre royal et militaire de Saint-Louis, avant de rentrer dans son service de diplomatie parallèle, le fameux Secret du Roi. Les décennies qu’il passa ensuite à Londres furent rocambolesques, entre service du roi et trahison, préparant l’invasion de la Grande-Bretagne ou faisant chanter Louis XVI. Ajoutez à cela la du Barry et Beaumarchais, des milliers de personnes pariant sur son sexe et son activité de bretteur, et vous obtiendrez l’un des personnages les plus délicieusement décadent du XVIIIe siècle européen, à la hauteur d’un Casanova ou d’un Cagliostro. Sur le tableau présenté à l’exposition, c’est justement son dernier gagne-pain qui est représenté. Alors qu’il avait été désavoué par Louis XVI et avait perdu ses charges et rentes, il ne trouva d’autre moyen de subsistance que de donner des « spectacles » d’escrime. Le 9 avril 1787, il fut ainsi invité par le prince de Galles à Carlton House, pour une démonstration de bottes et de touches avec un autre escrimeur professionnel, un autre Français, guadeloupéen celui-là, le chevalier de Saint-Georges. Et notre Charles-Geneviève de se battre, en robe noire et bonnet à dentelle, l’ordre de Saint-Louis épinglé au sein. Il mourut à Londres, dans la misère, le 21 mai 1801, à l’âge de 81 ans, et fut enterré, comme tant d’autres Emigrés, dans le vieux cimetière de Saint-Pancras. Ironie de l’histoire pour ce personnage au genre incertain : Londres relevait alors du comté du Middlesex !
Le dernier tableau est plus sage, tout comme le personnage. Charles-Alexandre de Calonne (1734-1802) fut lui aussi Londonien. Ses tentatives pour réformer les finances et l’économie du royaume de Louis XVI ayant échoué, le Contrôleur général des Finances fut démis de ses fonctions en 1787 et dut se résoudre à l’exil en Angleterre. Cela lui évita probablement la guillotine et lui permit de devenir l’un des chefs de la Contre-révolution, parcourant sans relâche l’Europe pour allier les vieilles monarchies contre la menace révolutionnaire. En 1802, il se rallia à Napoléon, mais mourut dans l’indifférence, à Paris, quelques mois plus tard. Sur le tableau de la Royal Collection, il est portraituré par une autre émigrée, la talentueuse Elisabeth Vigée Le Brun, amie de Marie-Antoinette. Elle vécut à Londres pendant trois années, au début du XIXe siècle, avant de se réinstaller à Paris. Celle qui peignit les plus admirables portraits de la dernière reine de France et qui fut l’une des plus grandes femmes peintres du passé, s’est éteint, comme Eon et Calonne, dans la misère et l’indifférence.

Images : cliché Thomas Ménard / Courtesy Royal Collection Trust.

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