ODM # 6

Chefs croates, mars 1855, par Roger Fenton
Château de Chantilly
par Nicole Garnier
Conservateur général du patrimoine
chargé du musée Condé

Roger Fenton (1819-1869), Chefs croates, mars 1855,
Chantilly, musée Condé, PH-524.
© RMN-Grand Palais Domaine de Chantilly – Benoît Touchard 19-540062

Cette Œuvre du Mois est l’une de celles exposées dans le cadre de l’exposition Aux origines du reportage de guerre : le photographe anglais Roger Fenton (1819-1869) et la guerre de Crimée (1855) au musée Condé du château de Chantilly, du 13 novembre 2021 au 27 février 2022.

Après avoir fait son droit à Londres, l’anglais Roger Fenton se tourne vers la peinture et vient se former à Paris en 1841-1843 dans l’atelier de Paul Delaroche qui, pressentant l’importance de la photographie, aurait dit : « à partir d’aujourd’hui, la peinture est morte ». Fenton y côtoie Gustave Le Gray, Henri Le Secq et Charles Nègre, qui, comme Fenton, délaissent la peinture pour la photographie comme technique d’expression artistique. Revenu en Angleterre, il expose ses tableaux sans succès à la Royal Academy de 1849 à 1851, et en parallèle expérimente la photographie vers 1850. En 1852, il se rend en Russie et expose ses photos à son retour en décembre 1852. Premier secrétaire de la Royal Photographic Society dès juin 1852, Fenton participe en janvier 1854 à l’organisation de la première exposition où six de ses vues de Russie sont acquises par la reine Victoria et le prince Albert. Devenu le photographe officiel du British Museum, il prend en 1854 pour la reine Victoria des portraits du prince Albert, de la reine et des enfants royaux.

Fenton se rend en Crimée de mars à juin 1855 pour photographier la guerre qui a éclaté en octobre 1853 en Mer Noire et se déroule principalement dans la presqu’île de Crimée, terre ottomane réunie à la Russie depuis 1783 seulement et dont la ville principale est Sébastopol. Le tsar Nicolas Ier, petit-fils de la Grande Catherine de Russie, puis Alexandre II après mars 1855 rêvent en effet de rétablir le christianisme à Constantinople. Afin de préserver un équilibre stratégique en Méditerranée orientale, l’Angleterre de la reine Victoria et la France de Napoléon III soutiennent la Turquie ottomane contre la Russie. Après la victoire alliée de l’Alma, les Russes se retranchent dans Sébastopol : un siège meurtrier s’installe pour dix longs mois (octobre 1854-septembre 1855) dans un site hostile, glacial l’hiver – alors que l’armée d’Afrique est arrivée en tenue d’été – et caniculaire l’été ; le froid, le vent, la boue entraînent des épidémies de dysenterie, de scorbut et de choléra, dont meurt en juin 1855 lord Raglan, commandant des forces britanniques. Victor Hugo commente : « L’Empire recommence par 1812 ».

Afin de donner une image positive du conflit, l’éditeur William Agnew a commandé à Fenton des images destinées aux peintres, graveurs et lithographes, et notamment au peintre James Barker qui projette un grand panorama du siège de Sébastopol. C’est pourquoi les portraits des chefs d’état-major alliés sont nombreux. La forte lumière et la chaleur de l’été rendent vite ses conditions de travail difficiles : les prises de vues au collodion humide ne peuvent avoir lieu que le matin à l’aube. Fenton photographie soldats, officiers et correspondants de guerre, dont le fameux William Howard Russell du Times, dont les critiques cinglantes répétées pendant deux ans finiront par faire tomber le gouvernement anglais. Fenton participe à la vie quotidienne de l’état-major, assiste le 8 juin 1855 au conseil de guerre qui décide de l’attaque du Mamelon-Vert. Fenton fournit des images aseptisées d’un conflit sanglant, très impopulaire en Europe. Son « camion photographique » sert de cible aux tirs russes. Après trois mois d’un reportage éprouvant, fiévreux et déprimé (il a vu mourir des amis, côtoyé son beau-frère blessé), Fenton, qui était parti avec 700 plaques de verre et plusieurs chambres photographiques, en ramène en Angleterre 360 qu’il tire sur papier salé et expose dans tout le Royaume-Uni où deux millions de visiteurs les auraient admirés. Les cinquante tirages exposés au musée Condé ont été acquis à l’automne 1855 par Henri d’Orléans, duc d’Aumale (1822-1897), fils du roi Louis-Philippe, alors exilé à Londres, qui y retrouvait les généraux Pélissier et Bosquet, ainsi que les zouaves et chasseurs d’Afrique qu’il avait commandés en Algérie entre 1840 et 1848. Quinze ans après l’invention de la photographie (1839), c’est un des tout premiers reportages de guerre.

Fenton prend les portraits des chefs croates peu après son arrivée en mars 1855 dans le port de Balaklava : ces manœuvres sont mis à sa disposition pour décharger son matériel. Ces sujets asiatiques du sultan travaillent à la construction du chemin de fer, mais des conflits ethniques ou religieux éclatent souvent entre eux, faisant des morts. La police militaire doit les désarmer, voire en passer certains par les armes. Dans ses lettres, Fenton évoque « leur aspect pittoresque », mais souligne qu’ils sont « armés jusqu’aux dents », commentant : « vous verrez à leurs portraits que ce ne sont pas des gens aux manières douces ».

[NLDR : en 2018-2019, le Royal Collection Trust avait réuni les photographies de Roger Fenton conservées dans les collections royales britanniques, à l’occasion de l’exposition Roger Fenton’s Photographs of the Crimea, tenue à la Queen’s Gallery du palais de Buckingham, en parallèle de la grande exposition Russia, Royalty & the Romanovs.]

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