Des relations entre la France et l’Écosse, on se souvient généralement de l’Auld Alliance et de Mary Stuart, éphémère reine de France. Parfois aussi de l’exil en France des descendants de cette dernière, rois d’Écosse devenus rois d’Angleterre, dont plusieurs perdirent leur trône et se refugièrent chez leurs cousins Bourbon. Mais qui se rappelle qu’une branche des Stuarts était devenue française bien avant cela ? Élisabeth Rébeillé-Borgella, une Française d’Édimbourg, vient justement de consacrer sa thèse au destin hors du commun de l’un d’eux, Esmé Stuart, premier duc de Lennox. Elle a accepté de nous parler de ce personnage qui fait le lien entre les trois royaumes (France, Écosse, Angleterre).
Chère Élisabeth, pourriez-vous d’abord nous dire dans quelles circonstances cette branche des Stuarts s’est établie en France et comment elle y a fait souche ?
L’installation des Stuarts en France date de la guerre de Cent Ans. En effet, John Stewart, seigneur de Darnley, est venu en France en 1421, accompagné de soldats, pour aider son futur royaume d’adoption à vaincre les Anglais. Pour le remercier de son engagement dans le conflit et de son aide, le roi de France Charles VII lui donna la ville d’Aubigny-sur-Nère, dans le Cher, en 1423. Ce don s’appliqua à John Stuart, mais aussi à tous ses héritiers mâles de ligne directe et perpétuellement. Les héritiers du premier seigneur d’Aubigny continuèrent à servir le royaume de France, en tant que soldats dans le corps de la garde écossaise. Les Stuarts d’Aubigny s’implantèrent d’abord dans la ville d’Aubigny-sur-Nère en faisant construire le château qui porte désormais le nom de leur famille, puis au début du seizième siècle, ils firent construire le château de la Verrerie, à Oizon, à quelques kilomètres d’Aubigny, qui devient en 1542 le lieu de naissance d’Esmé Stuart.
Quelle était la place en France de ces cousins d’une maison royale alliée ?
Les Stuarts d’Aubigny ont suivi les pas du premier membre de leur famille à porter ce nom. C’était une famille de soldats et parfois de diplomates. Le plus connu des Stuarts d’Aubigny est sans doute Robert Stuart d’Aubigny (1470-1544), qui est nommé Maréchal de France en 1514 et qui se battit aux côtés de François Ier lors des diverses guerres d’Italie. Grâce à leurs origines écossaises, les Stuarts d’Aubigny étaient traditionnellement membre de la garde écossaise et souvent même son capitaine. Sans être une famille noble extrêmement influente, ils ont tout de même réussi à s’imposer comme essentiels dans l’armée française. Enfin, leur présence en France était également un moyen de continuer et de renforcer l’Auld Alliance.
Esmé Stuart est né au château d’Aubigny en 1542. Comment se sont déroulées ses jeunes années dans la campagne berrichonne ?
Fils de militaire catholique, Esmé Stuart a eu l’enfance traditionnelle d’un petit noble du Berry. Ses parents étant tout deux fervents catholiques, il a été éduqué dans la religion catholique, d’autant plus fermement que les troubles religieux entre protestants et catholiques ne faisaient que grandir à cette époque. Son enfance n’est que peu documentée mais il semblerait qu’il ait été éduqué par un précepteur et introduit à l’art du combat, puisqu’à l’âge de treize ans, il se bat aux côtés de son père comme soldat lors du siège de Calais, en 1558, lors de la onzième guerre d’Italie.
Mary Stuart, née la même année que lui, est arrivée en France en 1548, pour épouser le Dauphin. Malgré leur jeune âge, les deux cousins ont-ils été en relation à cette époque ?
Malheureusement, les sources ne nous permettent pas de répondre à cette question. Il semblerait tout de même que Mary Stuart n’ait pas eu confiance en Esmé avant les années 1580, puisque l’oncle d’Esmé avait trahi l’Écosse et la France pour se ranger du côté des Anglais durant les années 1540. Cette réputation de traitre a même conduit le père d’Esmé à être emprisonné à la Bastille pendant quelques années. Si Esmé et Mary n’eurent sûrement pas de contact à cette époque, Esmé en eut avec le futur mari de la jeune reine de France et le père d’Henry Darnley. Ce dernier vint en France pour féliciter sa cousine pour son futur mariage avec François II. À cette occasion, il vint à Aubigny-sur-Nère pour rencontre John Stewart, le père d’Esmé. De fait, il est fort probable qu’Esmé et Henry eurent partagé quelques moments ensemble. On peut notamment penser à des parties de chasses dans le domaine du château de la Verrerie.
Esmé et Mary avaient environ 17 ans lorsque la reine d’Écosse (souveraine) devint également reine de France (consort), le 10 juillet 1559. Les seigneurs d’Aubigny profitèrent-ils de l’élévation de leur famille ?
Étant une famille indépendante de leurs royaux cousins écossais, les Stuart d’Aubigny, déjà bien installés en France en tant que militaires, ne changèrent pas de statut lorsque Mary Stuart devint reine consort en France. Bien que leur nom « Stuart » les ai aidés à s’installer en France et à acquérir une certaine stature, les Stuarts d’Aubigny restèrent la famille de militaires de petite noblesse qu’ils étaient avant l’arrivée de la reine d’Écosse en France.
À l’inverse, le retour de Mary en Écosse, un an et demi plus tard, leur portèrent-il préjudice ?
Tout comme son couronnement, le départ de Mary en Écosse ne changea rien pour les Stuarts d’Aubigny, qui continuèrent à servir leur royaume, la France.
Esmé rentre dans la « grande histoire » lorsqu’il s’installe à son tour en Écosse. Pourquoi ce choix si tardif dans sa vie, à l’âge de 37 ans.
Esmé était déjà bien installé à la cour des Valois en France, où il était gentilhomme de la chambre du roi, rôle qui requerrait sa présence quotidienne auprès du roi pour le servir et le protéger. De plus, il était proche des nobles les plus importants du royaume, notamment du duc de Guise. En somme, il avait une vie déjà bien remplie et organisée en France. Son installation en Écosse ne résulte pas d’un choix, mais d’une opportunité. En effet, au cours du printemps 1579, il reçut une invitation de la part de son cousin, le roi Jacques VI (probablement fortement conseillé par son conseil privé), pour venir lui rendre visite sur la terre de ses ancêtres. Cette invitation représentait une immense opportunité pour Esmé, car elle lui laissait entrevoir une possibilité d’évolution dans sa carrière de courtisan.
Il devient rapidement l’homme fort du royaume et les honneurs pleuvent sur lui. Pourriez-vous nous expliquer cette relation étroite avec le fils de Mary Stuart ?
Pour comprendre la relation si particulière de Jacques VI et d’Esmé Stuart, il faut d’abord comprendre le contexte familial et politique du jeune roi d’Écosse. En 1579, Jacques VI avait 13 ans et avait été élevé sans parents, puisque son père a été assassiné l’année suivant sa naissance et que sa mère était « emprisonnée » en Angleterre depuis une dizaine d’années déjà. Jacques VI avait donc grandi sans famille proche. La stabilité qui lui manquait n’avait pas pu être apportée par des conseillers et régents, qui se succédèrent pendant toutes ces années, en le laissant seul face à ces changements et aux luttes incessantes pour le pouvoir. Lorsqu’Esmé arriva en Écosse, il offrit la possibilité à Jacques d’avoir la compagnie d’un membre de sa famille, mais ce n’était pas la seule chose qui attira le roi dès qu’il le vit. Esmé était l’incarnation de la culture de cour à la française, que ça soit par son habillement riche et gai au contraire de ceux d’Écosse, mais aussi par son affection pour la musique et le divertissement de cour. Enfin, Esmé était un bel homme, beauté qui ne manqua pas de séduire son cousin. Le Français comprit rapidement que son cousin pouvait lui permettre de gravir les échelons à l’intérieur de la noblesse écossaise, mais aussi au sein du gouvernement. Esmé, par opportunisme mais également par amour filial, se rapprocha de son cousin et l’épaula dans les tâches politiques, il partagea avec lui son amour pour la poésie française, pour les jeux de cartes et pour toute sorte de divertissements. Jacques ne pouvait pas rester insensible à ce cousin qui lui accordait de l’attention et qui le traitait comme un adulte. Il développa alors ce que l’on peut qualifier de crush adolescent, une sorte d’idylle amoureuse à sens unique qui a notamment pour caractéristique de sur-admirer la personne. Le roi d’Écosse laissa d’ailleurs transparaître ce sentiment, puisqu’il n’hésitait pas à étreindre son cousin en public. Finalement, dans cette relation, Esmé et Jacques ont trouvé ce qu’ils recherchaient : Jacques avait besoin d’amour et de reconnaissance et Esmé avait cet amour filial naturel et des ambitions politiques qui avaient besoin d’un coup de pouce.
Cela ne dure guère, puisqu’il doit rentrer en France en 1582. Que s’est-il passé ?
Esmé Stuart arrive en Écosse, alors protestante, en tant que catholique proche de la famille de Guise. Cela soulève tout de suite des inquiétudes chez les nobles protestants écossais, mais également du côté anglais où il est craint qu’il fasse basculer l’influence du côté français et catholique. Bien qu’il se convertisse au protestantisme pour plaire au jeune roi, mais aussi pour tenter de dissimuler sa véritable foi, il est considéré comme un danger pour le royaume et pour Jacques VI, sur lequel il a une influence immense. Au cours de ses trois années passées en Écosse, le duc de Lennox est aussi engagé dans un complot international consistant, avec l’aide du roi d’Espagne Philippe II, du pape Grégoire XIII, de la famille de Guise et des catholiques des îles britanniques, à libérer Marie Stuart de sa détention anglaise pour la couronner reine d’Écosse aux côtés de son fils et de détrôner la reine d’Angleterre Elizabeth I, pour mettre sa cousine catholique à sa place. Craignant que le complot aille jusqu’au bout et qu’Esmé influence Jacques VI jusqu’à un point de non-retour, certains nobles protestants écossais décident d’enlever le roi en août 1582, pour l’éloigner de son favori, et de mettre la pression sur ce dernier pour qu’il quitte le royaume d’Écosse. Après quelques mois de résistance de la part d’Esmé Stuart, qui essaya de libérer le roi de sa captivité et de rallier des forces étrangères, le Français dût se rendre à l’évidence et quitta la terre de ses ancêtres en décembre 1582, en ayant l’espoir d’y retourner au plus vite.
Il meurt à Paris l’année suivante et aurait presque pu être oublié si deux de ses fils n’avaient pas eu eux-aussi une brillante carrière auprès de leur cousin Jacques, roi d’Écosse, puis roi d’Angleterre. Comment l’histoire des Stuarts d’Aubigny s’est-elle terminée, avant de renaître, et c’est une autre histoire, avec Louise de Kérouaille et les ducs de Richmond ?
Les descendants directs d’Esmé Stuart, ses enfants et petits-enfants, suivirent ses traces, en s’installant soit en Écosse soit en Angleterre, en étant des nobles d’influence, qu’ils soient importants dans leurs localités ou auprès des rois Stuarts en Angleterre, notamment Jacques Ier et Charles Ier. Certains des descendants Stuarts d’Aubigny ont même été jacobites à la fin du XVIIe siècle. Le destin fit que la branche s’éteignit en 1672 avec Charles Stewart, 3e duc de Richmond et 6e duc de Lennox, le dernier descendant direct d’Esmé Stuart.
Finalement, pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce personnage passionnant, mais somme toute assez méconnu, à la différence de ses fils ?
Esmé Stuart est le premier favori de Jacques VI, ce qui a tout de suite attiré mon attention, de par la nature de leur relation mais aussi par leur différence d’âge. Ce qui m’a marqué ensuite, c’est cette dualité identitaire entre la France et l’Écosse qu’il a et qu’il exploite à ses fins. Esmé est un personnage qui apparaît tout de suite comme clivant dans l’historiographie, en fonction de son influence soit catholique soit protestante. À la fois mauvais et bon, charmant et odieux, manipulateur et sincère, Esmé Stuart est fascinant par sa capacité d’adaptation et son opportunisme. S’il ne marque pas l’histoire de l’Écosse à proprement parler, il est pendant trois ans, entre 1579 et 1582, au cœur de toutes les discussions en Écosse, en Angleterre, mais aussi en Espagne et en France. Ces trois années sont décisives pour lui, mais également pour ses enfants et petits-enfants, qui sont eux aussi compagnon.nes des souverains britanniques. Sa manière d’illuminer le règne et la vie d’adolescent de Jacques VI le rend tout à fait passionnant. En effet, on voit immédiatement un changement dans la vie de Jacques, mais également dans sa vie de souverain.
Nos Portraits se terminent généralement par trois illustrations. Pourriez-vous nous expliquer votre choix ?

La première illustration est l’un des seuls portraits d’Esmé Stuart existant, réalisé sept ans après sa mort. De celui-ci sont tirés les autres portraits (peintures, dessins et gravures) connus du favori du roi d’Écosse. Il illustre parfaitement Esmé Stuart et son charme à la française, ainsi que les habits qu’il portait en Écosse quand il est arrivé : la fraise, les boutons dorés. Ce portrait donne à comprendre le charme auquel le jeune roi Jacques a succombé lors de l’arrivée de son cousin.

Portrait de Jacques VI d’Écosse, Adrian Vanson, c. 1585
La seconde illustration est un portait de Jacques VI d’Écosse, réalisé aux alentours de l’année 1585 par l’artiste néerlandais Adrian Vanson, portraitiste officiel de la cour du roi écossais. On réalise grâce à ce portrait, datant d’uniquement deux ans après le décès d’Esmé, la jeunesse de Jacques lors du séjour de son cousin en Écosse. En comparaison avec les portraits du roi dans sa jeunesse, on peut remarquer des habits plus éclatants de couleur, peut-être inspirés de la mode française importée par son favori.

Château de la Verrerie, Juin 2020, © Élisabeth Rébeillé-Borgella
La dernière illustration est une photo prise lors de mon séjour de recherches au château de la Verrerie, dans le Cher. C’est une photo d’une des galeries du château qui a gardé toute son originalité. On peut alors imaginer le jeune Esmé courir dans ces lieux. Cette photo est plus personnelle, mais je la trouve touchante car elle illustre bien ce que le château avait pu être au XVIe siècle et ce qu’Esmé a pu connaître lui-même lors de son enfance.