Si vous passez par Bexley et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à Danson House.
C’est un petit bijou d’architecture palladienne, faisant écho, en moins somptueux, à Chiswick House, de l’autre côté de l’agglomération londonienne.
Danson House est d’abord la demeure de John Boyd (1718-1800), un richissime homme d’affaires dont le père, Augustus Boyd (1680-1765), a fait fortune dans le commerce avec les colonies, notamment celles des Indes occidentales, c’est-à-dire les Antilles. Autant dire que Danson House a été en grande partie édifiée grâce aux revenus de l’esclavage ! En 1753, John acquiert un premier terrain situé dans l’ancienne seigneurie de Bexley. Neuf ans plus tard, il l’agrandit en rachetant le domaine d’une riche veuve, dont l’époux, John Styleman, avait été directeur de la Compagnie des Indes orientales. Alors qu’il dispose de bureaux dans la Cité de Londres et d’une résidence principale à Westminster, Boyd décide de se faire construire une maison de campagne sur la colline de Danson, à proximité de la route de Londres à Douvres.
Il fait appel à Robert Taylor (1714-1788), architecte bien connu dans la Cité de Londres. Fils d’un maçon qui avait participé à la construction de Mansion House (voir la Balade # 30), il a commencé sa carrière en tant que tailleur de pierre (on lui doit notamment le fronton de Mansion House). Il s’est ensuite lancé dans l’architecture proprement dite, créant demeures urbaines et villas campagnardes pour ses clients de la City, officiels de la Banque d’Angleterre ou de la Compagnie des Indes orientales. Il est également, justement, l’un des architectes de la Banque d’Angleterre. C’est donc tout naturellement vers lui que se tourne Boyd.
Taylor imagine une demeure dans le plus pur style palladien. Celui-ci a été introduit en Angleterre un siècle plus tôt par l’architecte Inigo Jones (1573-1652). Lors de son séjour en Italie, il avait été initié à l’architecture néoclassique d’Andrea Palladio (1508-1580), à travers son ouvrage Les quatre livres de l’architecture (Quattro libri dell’architectura). L’architecte vénitien prétendait remettre au goût du jour l’architecture antique, notamment celle de Vitruve et de son traité, De architectura. Rentré en Angleterre, Inigo Jones s’était donc inspiré des villas palladiennes de la campagne vénitienne pour édifier la Queen’s House de Greenwich et le Banqueting Hall du palais de Whitehall. Quelques décennies plus tard, le style palladien avait été remis à l’honneur par Richard Boyle (1694-1753), 3e comte de Burlington et par son ami, William Kent (1685-1748). Leur chef-d’œuvre, Chiswick House (1726-1729) précède Danson House de tout juste 50 ans. Les travaux s’achèvent en effet en 1766 et John Boyd peut s’installer dans sa demeure d’agrément à quelques dizaines de kilomètres de la vie tumultueuse de la capitale britannique.
Nous l’avons dit, la demeure, par son dessin, est un chef-d’œuvre de l’architecture néoclassique, plus précisément néopalladienne (photographie de gauche). Certes, Taylor a ajouté de vastes fenêtres en saillie sur trois côté, afin d’ouvrir la villa sur l’immense parc paysager, son lac et ses folies (photographie du milieu). Mais la structure du bâtiment reste éminemment palladienne, avec son élévation, son décor extérieur dorique très épuré, ses fenêtres relativement rares sur la façade principale… Le plan du bel étage est tout aussi classique, avec seulement quatre grandes pièces distribuées autour d’un escalier central.
Au bel étage, donc, la demeure campagnarde dispose d’un vestibule d’entrée, d’une salle à manger, d’un salon et d’une bibliothèque, qui constituent un parcours autour de l’escalier. Au long de ce parcours, on retrouve la gradation canonique dans le décor, avec un perron de style dorique, un vestibule d’entrée très minéral de style ionique, une salle à manger de style corinthien et un salon, lui aussi traité dans le style corinthien, mais beaucoup plus richement que dans la pièce précédente. Ces pièces respectent aussi les idéaux de Vitruve et Palladio : le vestibule suit les proportions 3:4, tandis que la salle à manger et la bibliothèque sont deus fois plus longues que larges ; quant au salon, il est octogonal, comme certains salons centraux des villas de Palladio à Vicence ou Padoue.
Il faut noter que c’est l’un des trésors de Boyd qui accueillait les visiteurs dans le vestibule : le Vase de Piranèse, rapporté d’un voyage à Rome en 1775, et qui trône aujourd’hui dans la King’s Library du British Museum (Enlightenment Gallery). Boyd possédait également un Titien, un Rembrandt, un Breughel l’Ancien ! Ainsi que quelques connections avec la France…
En 1766, pour décorer sa salle à manger, il fait en effet appel à un artiste français, Charles Pavillon. Né à Aix-en-Provence en 1726, il a probablement travaillé à la manufacture royale des Gobelins avant de s’installer à Londres. Pour John Boyd, il réalise un cycle de sept tableaux représentants des divinités antiques : Bacchus et Cérès, Apollon et Euterpe, mais surtout Vertumnus et Pomone, sujets très courant aux Pays-Bas mais alors semble-t-il inédit en Angleterre. Le dernier tableau, au-dessus de la cheminée, figure un rituel sacrificiel à l’autel de Bacchus. Pavillon sert aussi d’intermédiaire à Boyd pour rentrer en contact avec Claude Joseph Vernet (1714-1789). L’homme d’affaires lui commande un tableau pour orner la cheminée du salon, un paysage qui doit compléter le dessus-de-porte représentant la famille Boyd devant Danson House. En 1768, c’est Elias Martin (1739-1818), l’un des assistants de Vernet, qui livre le tableau à Londres (aujourd’hui remplacé par une copie). Boyd lui demande de réaliser la seconde vue de Danson House, pour l’autre dessus-de-porte du salon (aujourd’hui disparu). Cet Elias Martin, d’origine suédoise, lui sert d’intermédiaire pour contacter l’illustre architecte William Chambers (1723-1796), lui-aussi né en Suède (d’un père écossais). Celui-ci accepte de réaliser des encadrements de tableaux et une nouvelle cheminée pour la salle à manger de Boyd.
L’une des pièces maitresses de la demeure n’est autre que l’escalier ovale qui s’envole vers l’étage des chambres. Orné d’une riche balustrade en fer forgé, il est éclairé par une dôme, lui-aussi ovale, décoré de grisailles, et couronnant une galerie à colonnade qui dessert les pièces réservées à la famille (photographie de droite).
Après la mort de John Boyd en 1800, la demeure passe à son fils, un autre John Boyd. Ruiné, il doit se défaire du domaine cinq ans plus tard. Il est acquis par un certain John Johnston (1745-1828), qui faisait également affaire avec les Indes occidentales. Sa veuve, Anna, y reste jusqu’à sa mort, en 1860. Avant la mise en vente, leur fille Sarah réalise des aquarelles des intérieurs, qui permettent de retrouver le décor d’alors. En 1862, Danson House devient la propriété d’Alfred Bean (1823-1890), enrichi grâce au développement des canaux et des chemins de fer. Après la mort de son épouse en 1921, la demeure est mise en vente, et acquise par le municipalité de Bexley en 1923. Au fil des années, Danson House se dégrade, jusqu’à être considéré à la fin du XXe siècle par English Heritage comme « the most significant building at risk ». Un accord permet à l’institution de louer Danson House pour procéder à son sauvetage et à sa restauration. Une fois la tâche terminée, en 2004, la location est transférée au Bexley Heritage Trust, chargé de maintenir la plus charmante villa palladienne de l’Est londonien. C’est la reine Elisabeth II qui inaugure le nouveau musée l’année suivante. Depuis, Danson House a été « malheureusement » (?) confiée au Kent County Council et sert de Register Office pour la municipalité de Bexley. Les jolis salons sont désormais encombrés des chaises utilisées pour les mariages et autres célébrations, tandis qu’il n’est plus possible d’accéder à l’étage des chambres, transformées en bureaux… Avant peut-être une nouvelle renaissance ?
A lire :
Bexley Heritage Trust, Danson House, Londres, Jarrold Publishing, 2006.


