Si vous passez par Netflix et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous sur « Bridgerton ».
Il s’agit de la nouvelle série à la mode, lancée sur la plateforme de streaming le jour de Noël et qui fait beaucoup parler les amateurs d’histoire et les professionnels du patrimoine. Loin de nous la prétention de juger le jeu des acteurs ou la qualité de l’intrigue. Nous souhaitons simplement ici donner quelques clés, si vous souhaitez faire une balade dans Londres ou dans l’histoire à travers la série.
Mais d’abord, tout de même, un point sur l’intrigue. A la mode de Jane Austen, La chronique des Bridgerton (le titre français) raconte la vie et/ou les intrigues amoureuses de Lady Bridgerton, veuve du vicomte Bridgerton, et de ses cinq enfants, Anthony, Benedict, Colin, Daphne, Eloise, Francesca, Gregory et Hyacinth (A, B, C, D, E, F, G et H). On rencontre aussi les voisins d’en face, Lord et Lady Featherington, leurs trois filles, Philippa, Prudence et Penelope (P, P et P) et leur « pauvre cousine éloignée », Marina Thompson, mais aussi le mélancolique et flamboyant Simon Basset, duc d’Hastings, et sa protectrice, Lady Danbury. Enfin, on croise une surprenante reine Charlotte.
Surprenante parce qu’elle a la peau noire. Quand on ne s’y attend pas, on pourrait penser que c’est à cause des quotas imposés aux productions américaines, ou une conséquence du mouvement Black Lives Matter. C’est peut-être le cas, d’ailleurs. La série de Netflix est en fait la transposition des livres de Julia Quinn dans un monde presque idéal, multiethnique à défaut d’être multiculturel : comme aujourd’hui, il y a des Lords et des Ladies d’origine africaine ou asiatique (ce qui n’était bien sûr pas le cas il y a deux siècles), mais tous européanisés (ce qui, du coup, est assez réducteur : les souverains du Raj qui passaient une partie de l’année dans la campagne anglaise et envoyaient leurs fils à Eton l’étaient-ils ?). Le choix artistique de Shonda Rhimes, la productrice, et de Chris Van Dusen, le créateur, repose sur l’allégation, non vérifiée historiquement, que la reine Charlotte aurait été métisse : elle descendrait d’Alphonse III du Portugal (1210-1279) et de sa maitresse « de couleur », Madragana. Mais cela impliquerait, du fait de l’endogamie des familles souveraines d’Europe, que la plupart de leurs membres seraient métis, jusqu’à aujourd’hui (ce qui est peut-être vrai, d’ailleurs !). Les historiens pensent plutôt que Madragana était maure (donc originaire d’Afrique du Nord) ou même mozarabe (donc « simplement » une chrétienne d’Al-Andalus). Dans l’intrigue, cette nouvelle société serait née de l’amour du roi Georges pour une femme noire. Si, dans Bridgerton, l’Angleterre de la Régence est devenue égalitaire du point de vue des origines ethniques, ce n’est pas vraiment le cas pour les questions de genre (il est beaucoup question de droit des femmes et de féminisme) ou d’orientation sexuelle (l’homosexualité reste cachée).
La série se déroule donc dans l’Angleterre de la Régence, comme l’indiquent les tous premiers mots prononcés par la narratrice, la mystérieuse Lady Whistledown : « Grosvenor Square, 1813 ». Depuis le 5 février 1811, le Prince de Galles occupe les fonctions de régent, dans la mesure où son père, le roi Georges III, est devenu inapte à régner du fait de sa maladie mentale. Il est plusieurs fois question de la « folie du roi Georges » dans la série, mais il n’y a aucune mention du Prince Régent, ce qui est étonnant, puisque c’est lui qui régnait sur la haute société britannique depuis bien longtemps, et pas sa mère, la reine Charlotte, née princesse de Mecklembourg-Strelitz (une principauté souveraine du nord de l’Allemagne). Loin du portrait qui en est dressé dans la série, Charlotte avait la réputation d’être une personne douce et tournée vers sa famille, préférant le calme de Buckingham House ou de Frogmore House à la frénésie de la Cour.
Mais Grosvenor Square et Buckingham House nous ramènent au sujet premier de cette balade : Londres. La série débute par une exceptionnelle et fascinante reconstitution en images de synthèse du Londres de cette époque. Les puristes regretteront d’ailleurs l’utilisation du Royal Crescent de Bath, un peu trop reconnaissable. Depuis Noël, les comptes Twitter des monuments londoniens et de leurs conservateurs rivalisent pour savoir qui a reconnu tel ou tel lieu. Ici, nous en évoquerons plusieurs.
Bridgerton House, sur Grosvenor Square donc, est en fait Ranger’s House, qui se trouve à Blackheath, au bord du parc royal de Greenwich (photographie de gauche). A l’époque (1813), il s’agissait de Brunswick House. En effet, de 1807 à 1813, elle fut occupée par Augusta, sœur aînée du roi Georges III, veuve du duc de Brunswick et mère de Caroline de Brunswick, qui n’était autre que la femme de son cousin, le prince de Galles et futur Régent. D’ailleurs, en 1806, Caroline, qui vivait déjà séparée de son mari, était devenue Gardienne du parc royal de Greenwich (Ranger of Greenwich Park), un titre purement honorifique. Elle était la voisine de sa mère, résidant à Montagu House. En 1813, le titre fut accordé à une autre nièce de Georges III, Sophie de Gloucester. Celle-ci s’installa à Brunswick House, qui devint Ranger’s House. En 1986, la belle demeure fut attribuée à English Heritage et elle abrite aujourd’hui la Wernher Collection, du nom du richissime diamantaire Sir Julius Wernher. Dans Bridgerton, la façade de Ranger’s House a été intégrée numériquement dans l’environnement de la reconstitution de Grosvenor Square, en plein cœur du West End. Les intérieurs ne sont pas ceux de Ranger’s House.
Une autre reconstitution numérique nous offre la vision d’un édifice bien connu : Buckingham House. Edifiée pour le duc de Buckingham en 1703, elle fut rachetée par Georges III en 1761 pour servir de résidence à son épouse, la reine Charlotte. Immédiatement, il entreprit des travaux fort couteux, pour en faire la demeure familiale, à quelques centaines de mètres du palais royal, celui de Saint-James, où se déroulait la vie officielle des souverains. Les travaux de la Queen’s House s’achevèrent dès 1774 et certains espaces sont encore présents au cœur de l’actuel Buckingham Palace. Dans les premières minutes de la série, alors que Lady Daphne se rend au palais de Saint-James pour y faire son entrée dans la société (on parlait de coming out), son carrosse passe devant le palais en travaux (en 1813, donc). Sauf que, vue la physionomie du bâtiment, il s’agit en fait des travaux réalisés dix ou vingt ans plus tard ! A la mort de la reine Charlotte, en 1818, la demeure resta vide. Son fils, le Prince Régent, vivait toujours à Carlton House, la plus fastueuse demeure de Londres. Lorsqu’il monta sur le trône en 1820, sous le nom de Georges IV, il souhaita un palais encore plus grandiose et ordonna que Buckingham Palace soit agrandi et embelli, sous la direction de son architecte John Nash (Pavillon royal de Brighton, Regent’s Street). Les travaux furent si longs et si couteux que son successeur, son frère Guillaume IV, failli abandonner le projet lorsqu’il devint roi en 1830. Et c’est finalement leur nièce, la reine Victoria, qui fut la première à pouvoir s’installer à Buckingham Palace, en 1837. La version « Bridgerton » du palais, même si elle rappelle immédiatement le Buckingham d’alors, est en fait une sorte d’hybride de trois étapes successives : le règne de Georges III (pour la taille), le règne de Georges IV et le règne de Guillaume IV (pour l’architecture).
Dans la série, on ne sait pas toujours très bien si l’on est à Buckingham ou à Saint-James. Mais c’est déjà toucher à la vérité que d’avoir fait une place à l’ancienne demeure royale, construite sous Henri VIII et qui est toujours, officiellement, le siège de la monarchie britannique : rappelons que l’on parle encore de la Cour de Saint-James. C’est aussi toucher à la vérité que d’avoir utilisé le palais de Hampton Court (photographie du milieu) pour en figurer l’extérieur, puisque les deux édifices, de style Tudor, datent de la même époque. Quant à la plupart des intérieurs, ils sont ceux de l’édifice voisin du palais de Saint-James, Lancaster House, qui sert très souvent dans les productions au cinéma ou à la télévision. C’est là que se déroulent les principales scènes de bal à la Cour, dans un décor qui n’existait pas en 1813, puisque la demeure a été construite en 1825 pour le duc d’York, second fils Georges III et de la reine Charlotte, alors âgé de 62 ans. Il mourut deux ans plus tard, bien avant la fin des travaux. York House passa aux ducs de Sutherland et devint Stafford House. Le luxe de cette demeure est rappelée par la célèbre phrase de la reine Victoria qui, lors d’une visite, dit à la duchesse : « I come from my House to your Palace ». En 1912, elle fut acquise par un fabricant de savon anobli, né dans le Lancashire. Il la renomma Lancaster House. Elle appartient depuis plusieurs décennies au gouvernement qui y organise de très importantes rencontres internationales et y abrite le GWC. Il ne s’agit pas d’un service de renseignement top secret mais de la réserve de vin du gouvernement (Government Wine Cellar). On estime que les 39 000 bouteilles d’alcool entreposées à Lancaster House ont une valeur dépassant les 2 millions de livres sterling !
Quant aux scènes plus intimes de la vie de la reine Charlotte, elles ont été filmées à Syon House (photographie de droite), la maison de campagne londonienne des ducs de Northumberland (par opposition à leur hôtel, Northumberland House, qui se trouvait vers l’actuel Trafalgar Square, et leur château de province, Alnwick Castle, dans le Northumberland, vu dans Harry Potter et Downton Abbey). Dans Bridgerton, on voit notamment la reine cheminer dans la somptueuse galerie-bibliothèque. C’est aussi dans la salle à manger néoclassique de Syon House que l’on découvre le roi Georges et sa folie pour la première fois. Puisqu’il s’agit d’un des fleurons du patrimoine londonien, nous consacrerons sans doute un jour une balade à cette demeure.
Syon House a également servi pour figurer quelques-uns des intérieurs de « Hastings House », le palais londonien de Simon Basset (notamment le vestibule de Robert Adam dans une scène avec Lady Danbury, et la salle à manger privée). Le reste a été tourné à Wilton House, résidence des comtes de Pembroke près de Salisbury, dans le Wiltshire (cour d’entrée, « cloitre »). Quand à sa résidence de campagne, où il passe sa lune de miel avec sa jeune épouse, il s’agit bien sûr de Castle Howard, résidence baroque des comtes de Carlisle, branche cadette des ducs de Norfolk, à une vingtaine de kilomètres d’York (extérieurs et intérieurs : hall de Vanbrugh, galeries de sculpture et grande galerie, escalier de l’aile ouest, salons et chambres).
Bien plus qu’à Londres, La Chronique des Bridgerton nous emmène donc dans quelques unes des plus beaux décors d’Angleterre !


