Si vous passez par Oxford et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à Blenheim Palace.
La demeure, une des plus vastes d’Angleterre, se trouve à Woodstock, à 13 kilomètres au nord-ouest d’Oxford. C’est le fief des ducs de Marlborough depuis 1705.
La vie du premier d’entre eux, John Churchill, est un véritable roman et il faudrait des heures pour en parler. Disons simplement qu’il est le commandant-en-chef des forces alliées contre la France, lors de la Guerre de succession d’Espagne (1701-1714), guerre pendant laquelle il inflige de sérieuses défaites aux troupes du Roi-Soleil. Disons aussi que son épouse, Sarah, connue pour être insupportable, est la favorite de la reine Anne. Pour avoir une idée du personnage, il suffit de regarder La Favorite, l’excellent film de fiction réalisé par Yorgos Lanthimos en 2018, avec Olivia Colman dans le rôle de la reine et Rachel Weisz dans celui de Sarah.
L’une des plus brillantes victoires de John Churchill est celle de Blenheim, en Bavière (13 août 1704). Pour le remercier, et sans doute grâce à l’intervention de son épouse, John Churchill reçoit le titre de duc de Marlborough, l’ancien domaine royal de Woodstock et une allocation du Parlement pour y faire construire un palais à sa gloire.
Les origines royales de Woodstock remontent au Moyen Âge. Henri Ier Beauclerc, le fils de Guillaume le Conquérant, y fait construire un pavillon de chasse, qui devient plus tard le palais de Woodstock. C’est là qu’est né le fameux Prince noir, fils aîné d’Edouard III, qui commande les troupes anglaises pendant une partie de la Guerre de Cent-ans. C’est là, aussi, que la reine Marie Tudor fait emprisonner sa sœur et héritière, Elisabeth. Le domaine est ravagé par les troupes de Cromwell pendant la Guerre civile et reste à l’abandon après la Restauration. Est-ce un véritable don ou une simple location à perpétuité ? En tout cas, aujourd’hui encore, le duc de Marlborough se rend chaque année au château de Windsor, le 13 août, pour remettre au souverain, en guise de loyer, la copie de l’étendard aux fleurs de lys arraché aux Français pendant la bataille de Blenheim. Il est exposé dans la salle des Gardes de la Reine, avec celui, tricolore, que, chaque année, le 18 juin, le duc de Wellington vient remettre en loyer pour son domaine de Stratfield Saye, offert par la Nation après la victoire de Waterloo.
L’allocation du Parlement fait également débat. Si une loi est votée en ce sens, aucun montant global n’est fixé. La reine Anne fait un premier versement. Churchill prend aussi sur sa fortune, qui n’est pas considérable pour un personnage aussi glorieux. Le Parlement rechigne à donner plus, la reine aussi, surtout qu’elle se dispute régulièrement avec Sarah. Jusqu’à la brouille finale, qui conduit à l’exil des Marlborough sur le Continent. Il ne reviennent qu’après sa mort. C’est finalement son successeur, Georges Ier, qui s’est prit d’amitié pour le grand soldat, qui finance la fin des travaux.
A cause de ses problèmes d’argent, de l’ampleur du projet, du caractère de Sarah, il faut près de trente ans pour terminer Blenheim Palace. Entre temps, la duchesse a épuisé plusieurs architectes. Elle aurait voulu Sir Christopher Wren (cathédrale Saint-Paul de Londres), mais le duc lui préfère John Vanbrugh, qui vient de terminer Castle Howard, près d’York, l’une des premières résidences baroques du pays. Mais les relations avec Sarah sont tellement compliquées, qu’il cède sa place à un autre, son assistant, Nicholas Hawksmoor (à qui l’on doit les tours occidentales de l’abbaye de Westminster). Quand le duc de Marlborough meurt, en 1722, les travaux sont loin d’être achevés.
Blenheim Palace est donc un gigantesque vaisseau de 28 000 m². La vaste cour centrale (photographie en haut à gauche) est entourée au sud par le corps de logis principal, à l’est par la cour des cuisines, à l’ouest par la cour des écuries, où se trouve également la chapelle (photographie en haut au centre), et, au nord, par une magnifique grille de fer forgé aux ornements dorés, qui donne sur l’immense domaine. De ce côté, la perspective s’ouvre sur une avenue, sur le charmant pont de Vanbrugh (1722-1724) qui traverse le Grand Lac (qui n’est en fait qu’un élargissement de la rivière Glyme), et, au loin, sur la Colonne de la Victoire, haute de 41 mètres et conçue en 1727-1730 par Henry Herbert, 9e comte de Pembroke. Dès le départ, Vanbrugh conçoit un jardin paysager, dit à l’anglaise, qui sera magnifié par Lancelot « Capability » Brown, à partir de 1764. Dans les années 1770, Sir William Chambers ajoute un ravissant Temple de Diane dans le parc.
Dans l’enfilade de la cour, du pont et de la colonne, on trouve, à l’intérieur du palais proprement dit, un gigantesque vestibule d’entrée (photographie en haut à droite) et le salon central. Les murs du vestibule sont ornés de sculptures de Grinling Gibbons et la fresque du plafond, peinte par James Thornhill (Painted Hall de l’actuel Old Royal Naval College, intérieur du dôme de Saint-Paul, Chatsworth House) culmine à 20 mètres. Elle représente John Churchill s’agenouillant aux pieds de Britannia pour lui présenter les plans de la bataille de Blenheim. Quand au salon central, à l’italienne, il est orné de fresques en trompe-l’œil du Français Louis Laguerre (photographie au centre à gauche). Son plafond représente le Triomphe du duc de Marlborough. De part et d’autre du salon, des appartements alignent leurs vastes pièces sur plusieurs dizaines de mètres (photographie au centre au milieu). L’aile est abrite les appartements privés (photographie au centre à droite) et l’aile ouest une vaste galerie de peintures de 55 mètres de long, imaginée par Hawksmoor et transformée plus tard en bibliothèque (photographie en bas à gauche). On y trouve le plus grand orgue privé d’Europe (entendez : appartenant à un individu et non à une institution).
Bien évidemment, ce patrimoine colossal nécessite un entretien très couteux et les premiers ducs de Marlborough, aux origines non royales, ont souvent eu des difficultés à assumer cette charge. D’ailleurs, le deuxième duc est une femme, Henrietta Churchill, puisque John et Sarah ne laissèrent que deux filles. Le troisième duc est son neveu, fils de sa sœur Anne et de l’époux de celle-ci, Charles Spencer, 3e comte de Sunderland. De ce troisième duc descendent les autres ducs, dont le 5e reprendra le nom de Spencer-Churchill et dont descend Sir Winston Churchill, et de son frère, les comtes Spencer, dont descend Lady Diana Spencer, épouse décédée du prince de Galles et mère des princes William et Henry, actuels duc de Cambridge et duc de Sussex.
C’est justement à Blenheim qu’est né Winston Churchill, qui aurait fêté aujourd’hui son 146 anniversaire ! Dans la nuit du 29 au 30 novembre, à 1h30 du matin, Lady Randolph Churchill doit quitter précipitamment le bal auquel elle assistait dans la Grande galerie. C’est dans une chambre adjacente (photographie en bas au milieu) qu’elle donne le jour au futur homme d’Etat et Prix Nobel de Littérature. Du palais, il a dit « At Blenheim I took two very important decisions: to be born and to marry. I am content with the decision I took in both decision » (« A Blenheim, j’ai pris deux décisions très importantes : celle de naître et celle de me marier. Je suis content d’avoir pris cette décision dans les deux cas »).
Dans les années 1870, le 7e duc, grand-père de Winston, est au bord de la faillite. Le Parlement doit passer une loi pour autoriser la vente d’une partie du contenu du palais, notamment les 18 000 volumes de la bibliothèque et quelques toiles de maître (Raphaël, Van Dyck, Rubens). Son petit-fils, le 9e duc, est plus chanceux. En 1896, il épouse Consuelo Vanderbilt, riche héritière américaine. Au Royaume-Uni comme en France et ailleurs, il n’est pas rare, à cette époque, de sauver les trésors des vieilles familles aristocratiques en offrant un titre de noblesse à une fille, pas toujours consentante, pas toujours très bien élevée, venue du Nouveau-Monde. A ce sujet, voir le délicieux ouvrage de Carol Wallace et Gail MacColl, To Marry an English Lord: Tales of Wealth and Marriage, Sex and Snobbery in the Gilded Age. En tout cas, ce mariage d’argent, sinon d’amour, les deux millions et demi de dollars de dot qui vont avec (plus de 75 millions de dollars aujourd’hui), ainsi que les 100 000 dollars de rente annuelle, permettent la restauration du palais et de ses somptueux décors. On en profite pour demander à Achille Duchêne, le paysagiste français héritier de Le Nôtre, d’aménager une partie des terrasses (photographie en bas à droite). En 1921, Consuelo divorce et convole avec un autre Français, Jacques Balsan.
Blenheim Palace appartient aujourd’hui à Sa Grace Charles James Spencer-Churchill, 12e duc de Marlborough, né en 1955. Après le divorce de ses parents, son père s’était remarié à Athina Livanos, l’ex-femme d’Aristote Onassis, qui allait ensuite épouser Stavros Niarchos, faisant ainsi le lien entre les trois dynasties d’armateurs grecs. Mais c’est une autre histoire !








