# 44 // Blackheath

Si vous passez par Greenwich et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à Blackheath.

C’est l’immense espace non bâti qui se trouve au sommet de la colline de Greenwich, à l’arrière du parc royal, ainsi que le quartier urbanisé qui l’entoure. La « Lande noire » proprement dite recouvre aujourd’hui plus de 85 hectares et est l’un des plus vastes « common lands » de l’agglomération londonienne (photographie de gauche). Historiquement, elle faisait partie du comté du Kent et n’a été rattachée à Londres que tardivement. La plus grande partie appartient désormais au comte de Dartmouth et le reste au domaine de la Couronne, du côté de l’ancien manoir de Greenwich. Toutefois, les autorités londoniennes se sont vu confier la gestion du terrain à la fin du XIXe siècle : d’abord le Metropolitan Board of Works en 1871, ensuite le London County Council en 1889 et enfin le Greater London Council en 1965. À sa disparition, la responsabilité de Blackheath a été transférée aux communes de Greenwich et de Lewisham (actuellement Royal Borough of Greenwich et London Borough of Lewisham). Néanmoins, la « Lande noire » a conservé son statut de manoir médiéval et, en théorie, le comte de Dartmouth pourrait y exercer ses droits seigneuriaux.

Il convient de noter que l’actuel comte de Dartmouth, le dixième, est William Legge, né en 1949 et membre du Parlement européen de 2009 à 2019, où il siégeait dans les rangs du UKIP (UK Independance Party). En 2018, il a claqué la porte du parti eurosceptique, dénonçant ses dérives homophobes et islamophobes. Avant de succéder à son père au titre de comte de Dartmouth, il était le vicomte Lewisham, ce qui montre bien l’implantation de la famille dans les environs, et ce, depuis le XVIIIe siècle au moins. La famille a notamment loti l’extrémité occidentale de Blackheath et on y trouve toujours des rues ou lieux nommés Dartmouth Hill, Dartmouth Row et Dartmouth Court. Signalons que l’actuel comte de Dartmouth est le fils de Reine McCorquodale (1929-2016) et donc le petit-fils de l’illustre auteure de romans à l’eau de rose Barbara Cartland. Reine ayant épousé en secondes noces le 8e comte Spencer (1924-1992), il est aussi le demi-frère de feue lady Diana, princesse de Galles, et donc l’ « oncle » des princes William et Harry.  Bien sûr, Blackheath n’a pas attendu les Legge pour devenir l’un des lieux les plus célèbres de l’histoire londonienne.

Cette renommée vient notamment du fait qu’elle est traversée par une ancienne voie celte, réaménagée par les envahisseurs romains qui en ont fait l’une des routes les plus importantes du pays : c’est celle qui relie la cité de Londres à Canterbury et, de là, aux ports du Kent et au continent. La « Lande noire » a donc souvent été un lieu de rencontre ou de rassemblement. Les souverains y réunissaient parfois leurs armées, par exemple celle qui devait partir sur le continent pour participer à la troisième guerre anglo-néerlandaise (1672-1674). À l’inverse, c’était aussi le lieu où l’on célébrait le retour des armées victorieuses, comme celle d’Henri V après la bataille d’Azincourt, que les Anglais appellent Agincourt (1415) : le souverain y fut triomphalement accueilli par le bon peuple de la Cité de Londres, avec à sa tête le lord-maire et les membres du conseil des anciens (aldermen) en grandes tenues, ainsi que les 400 citoyens les plus éminents, vêtus de tenues écarlates. Assez logiquement, c’est aussi là que les rois d’Angleterre venaient accueillir d’illustres visiteurs. Le plus prestigieux d’entre eux fut Manuel II Paléologue (1350-1425), empereur de Constantinople, lors de la tournée qu’il effectua dans les capitales européennes pour tenter de convaincre les souverains chrétiens de délivrer ce qui restait de l’empire romain d’Orient du sultan ottoman Bajazet (Bayezid Ier). C’est à Blackheath qu’il fut accueilli par Henri IV, en 1400.

Mais la « Lande noire » fut aussi le lieu de rassemblement de visiteurs beaucoup moins amicaux. Les rebelles successifs qui marchèrent sur Londres depuis le Sud de l’Angleterre prirent l’habitude de séjourner ici avant d’attaquer la Cité : les paysans révoltés de Wat Tyler en 1381, les rebelles du Kent conduits par John Cade en 1450 et ceux venus de Cornouailles à la fin du siècle. Ces derniers furent d’ailleurs écrasés au pied de la colline, lors de la bataille de Deptford Bridge (17 juin 1497). Enfin, signalons les 15 000 Allemands qui, chassés du Palatinat par Louis XIV en 1709-1710, se réfugièrent en Angleterre et trouvèrent refuge dans un camp à Blackheath, avant d’émigrer vers l’Irlande ou même l’Amérique. Bien sûr, tous ces épisodes sont ponctuels et, le reste du temps, la lande était plutôt calme, sauf peut-être aux XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque des bandits de grands chemins tentaient de dévaliser les équipages des riches voyageurs qui partaient sur le continent ou en revenaient. Ceux qui étaient pris finissaient généralement pendus à des gibets le long de l’ancienne route celto-romaine.

Lieu de passage donc, Blackheath était également un lieu de villégiature très prisé… et l’est toujours. Les traces de luxueuses villas britto-romaines ont été découvertes par les archéologues dans le parc royal de Greenwich et ailleurs sur la lande. Plus tard, les résidences royales qui se sont succédé à Greenwich ont attiré de riches personnalités dans les environs. A la fin du XVIIe siècle, le richissime John Morden (1623-1708) y possédait un vaste domaine. C’est là qu’il fonda en 1695 le Morden College, qui existe encore (photographie du milieu). Le somptueux bâtiment, peut-être dessiné par sir Christopher Wren, était destiné à recevoir 40 pauvres marchands de la Cité de Londres, célibataires ou veufs, ruinés par un incendie, un naufrage ou tout autre aléa de la vie des commerçants d’alors. C’est aujourd’hui une maison de retraite ouverte aux femmes et aux couples.

Une partie du domaine de Morden fut racheté par sir Gregory Page (1695-1775). En 1723, il y fit construire par l’architecte John James une gigantesque demeure, Wricklemarsh Mansion. D’après l’auteur Robert Sanders, c’était « l’une des plus belles demeures d’Angleterre, qui ressemble plus à un palais royal qu’à la résidence d’un gentilhomme. Les jardins sont disposés de la manière la plus élégante, tandis que les tableaux et le mobilier sont particulièrement beaux. Toutes les pièces sont tendues de damas de soie vert ou cramoisi, et les corniches, encadrements de portes et boiseries des chaises sont tous sculptés et dorés. Les cheminées sont toutes en délicat marbre poli ». La demeure, sise dans un parc de 100 hectares, eut même l’honneur de figurer en bonne place dans le Vitruvius Britannicus (1739), le recueil des plus excellents bâtiments d’Angleterre.

Son éclat fut malheureusement d’assez courte durée puisqu’elle fut démolie, à partir de 1787, par son nouveau propriétaire, un autre richissime marchand, John Cator (1728-1806). Il démantela le domaine pour l’urbaniser, ce qui donna naissance à une partie du village de Blackheath et notamment le quartier de Blackheath Park, également connu sous le nom de Cator Estate. À son extrémité, en face de Morden College et au bord de la lande, l’architecte Michael Searles édifia l’ensemble connu sous le nom de Paragon, un « crescent » formé de 14 demeures, qui est toujours l’un des fleurons de Blackheath (photogaphie de droite). On dit que certaines des colonnes proviennent d’ailleurs de la fabuleuse demeure palladienne de Page. Signalons que l’une des descendantes de John Cator, Elizabeth Margaret Cator était l’épouse du frère de la Reine Mère et donc la tante de l’actuelle souveraine britannique. Par un curieux hasard, leur fils épousa aussi une McCorquodale, Mary Pamela, cousine issue de germains de Reine, qui, comme nous l’avons dit, était à la fois la fille de Barbara Cartland, la mère du comte de Dartmouth et la belle-mère de Diana Spencer.

À l’autre extrémité de la « Lande noire », du côté de Greenwich, le voisinage était tout aussi prestigieux. Adossées au parc royal, deux demeures ont marqué l’histoire. Montagu House fut, de 1797 (ou 1799) à 1812, la résidence londonienne de Caroline de Brunswick, l’épouse et cousine du prince de Galles, lui-même fils de Georges III. Du fait d’une détestation réciproque et publique, les époux se séparèrent après la naissance de leur fille et héritière du trône, la princesse Charlotte. De 1807 à 1813, la demeure voisine, Chesterfield House, fut occupée par Augusta, la mère de Caroline, qui était l’épouse du duc de Brunswick ainsi que la sœur de Georges III. En 1816, à la mort de sa mère, Caroline s’y installa. En 1806, elle avait été nommée Gardienne (Ranger) du parc royal de Greenwich par son beau-père. Chersterfield House, ou Brunswick House, devint alors la résidence officielle du Ranger de Greenwich Park, et fut connue sous le nom de Ranger’s House. C’est aujourd’hui un musée géré par English Heritage et le lieu d’exposition de la Wernher Collection. Parmi les œuvres réunies par sir Julius Wernher, un magnat du diamant, citons des tableaux de sir Joshua Reynolds, George Romney ou encore John Hoppner.

De l’autre côté du parc, on trouve encore Vanbrugh Castle, qui était la résidence de sir John Vanbrugh 1664-1726), l’un des architectes phares du mouvement baroque, créateur notamment de Blenheim Palace et Castle Howard. Il n’eut guère le loisir d’en profiter, puisqu’il édifia sa demeure dans les années 1720, peu de temps avant sa mort. L’édifice est aujourd’hui divisé en appartement de grand luxe.

Les touristes qui visitent les musées de Greenwich et les Londoniens qui viennent se promener dans le parc ne savent sans doute pas que cette immense « Lande noire » est autant marquée par l’histoire du royaume et fut naguère l’une des villégiatures les plus prisées de la campagne londonienne.

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