Si vous passez sur Netflix pour les fêtes et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous sur le désormais mythique Downton Abbey.
C’est la série de Julian, lord Fellowes, qui a précédé Belgravia, dont nous avons parlé dans la Balade # 41. Nous y avions évoqué la fascination des Britanniques pour la relation entre maîtres et domestiques, décrite, nous l’avions dit, dans quelques chefs-d’œuvre du septième art, relayant, aussi, pléthore d’ouvrages documentaires ou de fiction, depuis le très satyrique manuel rédigé par Jonathan Swift (celui de Gulliver) et intitulé Directions to Servants (1745, réédité en français, en 1998, aux éditions Mille et une nuits, sous le titre Instructions aux domestiques) jusqu’au livre illustré présentant les recettes de cocktail de Downton Abbey, en passant par bon nombre de récits romantiques ou dramatiques signés des grands noms de la littérature anglaise, de Jane Austen à… Barbara Cartland !
Dans cette Balade de décembre, ce n’est pas de Downton Abbey dont nous voudrions vous parler, ni même de la vie quotidienne des grands noms de l’aristocratie terrienne du Royaume-Uni, mais bien de celle de toutes ces petites mains qui s’affairaient en coulisses pour la leur rendre plus douce. Décembre est le bon mois pour leur rendre hommage, puisque c’est souvent à Noël qu’ils pouvaient bénéficier d’un semblant de relâche. Dans beaucoup de famille, le jour de Noël, les maîtres devaient se débrouiller ! Au-delà des livres et des écrans, ce « below stairs » est désormais à la portée de tous, puisque la plupart des grandes demeures britanniques ont inclus quelques pièces de service à leurs circuits de visite, peut-être d’ailleurs à la suite du triomphe de Downton Abbey (photographie en haut à gauche : dessin de l’aile des domestiques à Petworth). À Harewood House, les équipes du cousin de Sa Majesté ont même lancé un recensement des domestiques sur le site internet du domaine (servants database), avec pas moins de 173 entrées, soit 173 types de domestiques, depuis le 1st Coachman (premier cocher) jusqu’à la Young Lady’s Maid (femme de chambre d’une jeune dame).
Mais avant de parler des lieux, parlons des êtres qui s’y côtoyaient. Les plus grandes demeures disposaient d’une domesticité très nombreuse, parfois plusieurs dizaines de personnes. La plupart d’entre eux travaillaient en dehors de la maison proprement dite, aux écuries puis au garage, à la ferme du domaine, dans les jardins et les forêts, et dans bien d’autres endroits. Dans son Servants of the Lord. Outdoor Staff at the Great Country Houses (Quiller Publishing, 2017), David S. D. Jones évoque des fonctions plus surprenantes, telles que des pompiers privés, des gardiens de zoo ou même des cheminots pour les quelques familles qui possédaient leur propre chemin de fer ! Il ne reste pas moins que certaines familles richissimes, souvent parmi les plus titrées, pouvaient maintenir une domesticité « indoor » considérable. L’historien Mark Girouard cite ainsi la trentaine de domestiques des Astor (voir la Balade # 28) dans son magistral Life in the English Country House (Yales University Press, 1978).
Nous autres francophones faisons souvent des confusions parmi les plus influents de ces domestiques d’intérieur, en raison des erreurs de traduction et de doublage des séries télévisées. Disons-le une bonne fois pour toute : il ne faut pas confondre le steward, littéralement l’intendant, mais que nous identifions souvent au majordome, et le butler, qui n’est « que » le maître d’hôtel. Malgré leur fortune, les Crawley de Downton Abbey ne disposent que d’un butler, même si, comme dans beaucoup de maisons, ce dernier exerce également quelques tâches normalement dévolues au steward, ce qui ajoute à la confusion.
Le majordome, littéralement « le plus important de la maison », est avant tout un administrateur, pas vraiment quelqu’un qui se salit les mains à des tâches domestiques. Il dispose souvent d’un bureau très confortable, comme à Osterley House, dans la banlieue de Londres. C’est de là qu’il gère la maisonnée, agissant à la fois comme un directeur des ressources humaines et des services généraux, un comptable, un conseiller pour le maître et bien d’autres choses encore. Lorsque, comme dans la plupart des maisons, il n’y a pas de steward, ces prérogatives sont réparties entre le maître et ses principaux domestiques, notamment le butler et la housekeeper.
Comme son nom l’indique, le maître d’hôtel a principalement la charge du service de la table et de tout ce qui s’y rapporte. Ce n’est pas un hasard si on utilise également ce titre dans les restaurants. Le butler supervise le service des repas et commande aux valets de pied (footmen) en charge du service. Dans les demeures les plus hiérarchisées, c’est lui qui sert les convives les plus importants. Puisque cela est lié au service de la bouche, il est également responsable de la cave (butler vient du français bouteiller) et de tout ce qui est utilisé sur la table, dont il supervise aussi le dressage (porcelaine, argenterie, cristaux, etc.). Souvent, c’est lui qui détient le double de la clé de la cave et de celle de la pièce forte où sont entreposés surtouts et chandeliers les plus précieux, quand ceux-ci ne sont pas tout simplement rangés dans un placard sécurisé, dans sa chambre ou son office. Puisqu’il s’agit de service, c’est également le maître d’hôtel qui a la haute main, avec ses valets de pied, sur les collations, en-cas ou boissons d’entre-repas, servis dans les salons ou autres espaces dévolus à la famille et à ses invités. On le voit parfois répondre à la porte d’entrée, mais les familles les plus prestigieuses disposent d’un ou plusieurs « grooms of the bedchambers », c’est-à-dire des huissiers.
Quant à la housekeeper, ou intendante, elle dirige principalement le service du ménage et celui des chambres. Pour simplifier au maximum, comme dans Downton Abbey, le butler dirige les hommes, principalement les valets de pied, et la housekeeper commande aux femmes, femmes de chambre ou femmes de charge (maids), lorsqu’elles sont différenciées.
La hiérarchie de la maison est donc très stricte et on en vient même à distinguer les « Upper Ten », qui sont d’ailleurs rarement dix : le majordome et/ou le maître d’hôtel, l’intendante, le chef (qui est parfois une cuisinière), le valet de chambre du maître (valet) et la femme de chambre de la maîtresse (lady’s maid), et éventuellement les valets et femmes de chambre d’autres membres éminents de la famille, ainsi que la gouvernante des enfants. Viennent ensuite les « Lower Five » qui sont bien plus que cinq : parfois un under-butler, les valets de pieds, les femmes de chambres des demoiselles, tout le personnel des cuisines, de la blanchisserie, et même les domestiques des domestiques, puisque le majordome dispose généralement d’un garçon à son service exclusif et qu’un autre s’occupe de la salle à manger des domestiques (Servants’ Hall).
Dans Downton Abbey, on retrouve tous les héros domestiques autour de la même table, mais dans Gosford Park, Julian Fellowes avait distingué entre le personnel de maison, qui prend ses repas dans le Servants’ Hall, et le personnel de cuisine, qui mange justement dans la cuisine. C’était l’occasion de montrer l’animosité entre Mrs Wilson, l’intendante (Helen Mirren) et Mrs Croft, la cuisinière (Eileen Atkins), dont on apprend plus tard (attention, spoiler !), qu’elles sont sœurs. Mais dans les plus grandes maisons, comme à Harewood House, il existe une autre distinction, puisque les Upper Ten disposent de leur propre salle à manger (photographie en haut au centre). Pour être plus précis, ils rejoignent souvent la table du majordome dans la Steward’s Room.
Le Servants’ Hall, ce qu’on appellerait en français la « salle du commun », est l’un des centres névralgiques de la maisonnée, puisque c’est souvent là que stationnent les domestiques. C’est donc généralement à proximité que l’on trouve le fameux tableau d’appel. S’il s’agissait autrefois d’une série de simples cloches reliées aux pièces des maîtres par des fils de métal, il a évolué avec le temps en un ingénieux système de sonnettes, comme en témoigne celui de Harewood House (photographie en haut à droite).
Si bien d’autres aspects du quotidien des domestiques sont passionnants, nous avons choisi d’aborder maintenant les lieux où ils travaillent. Il est loin le temps où les seigneurs vivaient dans une ou deux pièces, tandis que l’ensemble de la domesticité s’agglutinait jour et nuit dans une cuisine. À mesure que les pièces des maîtres se multipliaient et se spécialisaient, il en était de même pour les domestiques. Nous en avons déjà évoqué certaines. Le plan de l’aile des domestiques à Petworth nous en donne une belle illustration (photographie en bas à gauche).
Ici, le majordome jouait aussi le rôle de maître d’hôtel (ou inversement), ce qui explique qu’il disposait de quatre pièces à son nom : sa réserve (3. Steward’s Room Pantry), son office (4. Steward’s Room), sa chambre (11. Steward’s Room) et son bureau (14. Steward’s Office). Le chef dispose à cet étage d’une chambre (9) et d’un « salon » (16), à proximité immédiate des cuisines. C’est dire son prestige dans la maison. L’intendante ne dispose ici que d’une pièce de travail (5). Sa chambre se trouve à l’étage, où elle peut surveiller le personnel féminin. Il est important de noter que sa pièce de travail se trouve à proximité de la Still room (6). Si cela peut paraitre surprenant, c’est en effet l’intendante et non le chef qui s’occupe de la préparation d’une partie de la nourriture : c’est dans la Still Room (photographie en bas au milieu, celle de Harewood House) que l’intendante et ses subordonnées préparent les confitures, les conserves, les fameux pickles, mais aussi le premier thé du matin et celui de l’après-midi, ainsi que quelques autres boissons servies pendant la journée (café, chocolat, orangeade, etc.). Normalement, ce sont elles, aussi, qui s’occupent du lavage et de la conservation de la porcelaine (China) utilisée pour le thé, mais aussi pour les desserts. Toutefois, à Petworth, la China Room se trouve dans les quartiers du chef…
Cette petite cuisine qu’est la Still Room ne doit pas être confondues avec les autres qui, justement, sont sous la direction du chef ou de la cuisinière. Il y a aussi quelques espaces annexes. À Petworth, on trouve le Winter Dairy (12) et le Meat Larder (13), dans une extension semi enterrée, ce qui permet de conserver le lait et la crème, le beurre et les fromages, mais aussi les crèmes glacées, dans le premier, et toutes les viandes, dans le second. Tous les autres ingrédients, moins fragiles, sont conservés dans un second Larder (15). En plus de la cuisine, où sont préparés la plupart des mets, il existe une pâtisserie (Pastry, 19). C’est ici que l’on s’occupe des gâteaux, des biscuits (quand ils ne sont pas préparés dans la Still Room), des pâtés, des tourtes, des tartes, etc. C’est ici, aussi, qu’on conserve généralement la farine, le sucre et parfois les épices.
Signalons également le Scullery (17), qui est la laverie. Souvent, ce sont le maître d’hôtel et les valets qui lavent les verres en cristaux et l’argenterie, et l’intendante et les femmes de charge qui s’occupent de la porcelaine. Le Scullery est donc réservé à la vaisselle des domestiques, mais surtout aux très nombreuses casseroles et autres cocottes utilisées par le chef et ses aides C’est là, aussi, qu’on lave et qu’on épluche les fruits et les légumes. Mais, à Harewood House, il existe un Vegetable Scullery réservé à cet usage exclusif (photographie en bas à droite).
Ces quelques considérations relatives à la hiérarchie, aux occupations et aux lieux de la domesticité ne sont que quelques gouttes d’eaux dans l’océan de ce vaste sujet. Elles reflètent toutefois la multiplicité des cas et la grande variété de ce que l’on trouve d’une demeure à l’autre. L’histoire sociale des domestiques britanniques est loin d’être une science exacte. Et sa représentation au cinéma ou à la télévision n’en est souvent qu’un résumé. La vérité est ailleurs : au sous-sol ou dans les ailes latérales des châteaux anglais ! Below Stairs !





