Il y a presque 1000 ans, l’Angleterre devenait française, ou plutôt normande. Le 14 octobre 1066, Guillaume II, duc de Normandie, dit le Bâtard, écrasait les Anglais sur le champ de bataille d’Hastings. Son rival, Harold Godwinson, était tué d’une flèche dans l’œil. Le Normand devenait Guillaume Ier, roi d’Angleterre, dit le Conquérant. Les deux ennemis s’étaient battus pour l’héritage d’Edouard, un roi saxon, tellement pieux qu’on le connaitrait bientôt sous le nom de Confesseur.
Quelques siècles avant Guillaume, les Romains s’étaient déjà emparés de ce qui deviendrait l’Angleterre. Puis ce fut le tour d’une myriade de peuples germaniques, dont on a principalement retenu les Angles et les Saxons. Bientôt arriveraient les Vikings. Ces derniers envahissaient également le royaume de France et y fondait le duché de Normandie, littéralement, le pays des Hommes du Nord.
Avec Guillaume, c’était la dernière fois qu’une puissance venue du continent parvenait à s’emparer de l’île. Avec lui, c’est aussi la langue française (celle du XIe siècle) qui envahissait l’Angleterre, et bon nombre de mots, de coutumes et de lois qui allaient perdurer pendant des siècles. Qu’on pense à la devise de la monarchie britannique, Dieu et mon droit, ou à celle du prestigieux ordre de la Jarretière, Honni soit qui mal y pense.
Cette conquête normande est l’un des éléments charnières de l’histoire anglaise, puis britannique, mais aussi l’un des événements les plus marquants des relations, souvent conflictuelles, parfois apaisées, entre la France et l’Angleterre. Cette conquête normande, elle est symbolisée par un objet inestimable, la fameuse tapisserie de Bayeux. Pour ce deuxième épisode de cette série de Portraits, nous vous proposons un entretien avec Antoine Verney, conservateur en chef des musées de la Ville de Bayeux, l’un des gardiens de la Tapisserie.

Musée Tapisserie de Bayeux © S. Maurice – Bayeux Museum
Inscrite au registre Mémoire du monde de l’UNESCO, la tapisserie de Bayeux est un des artefacts les plus célèbres de notre patrimoine. Pourriez-vous d’abord nous expliquer quelles sont ses caractéristiques techniques ?
Il s’agit d’une broderie de laine sur toile de lin de près de 70 mètres de long (68,38m) sur 70cm de large (50cm pour sa partie brodée). Elle raconte l’accession au trône d’Angleterre par Guillaume le Conquérant, et aurait été réalisée à la fin du XIe siècle, probablement dans un atelier du sud de l’Angleterre. Le récit est illustré en trois registres : une frise principale traduisant les évènements, entourée de deux bordures riches en motifs animaliers et végétaux. Elle est composée de 9 bandes de toiles cousues entre elles pour former cette longue frise, à laquelle a été ajoutée au Moyen Age la bande de toile supérieure, qui a permis de soutenir son accrochage et sur laquelle sont notés les numéros des scènes, et un galon sur sa partie inférieure intégré au XIXe siècle comme support aux restaurations de l’œuvre dans sa partie basse. Cachée du public, une doublure y est également apposée à l’époque moderne. Elle est en outre aujourd’hui fixée à un support technique permettant de soutenir son accrochage. Il s’agit d’une œuvre propriété de l’Etat, déposée dans la collection municipale de la Ville de Bayeux.
Le sujet de cette « première bande dessinée » est connu : la conquête des anciens royaumes saxons par Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, qui devient Guillaume le Conquérant, roi d’Angleterre. Que s’est-il passé au cours de cette année 1066, année charnière dans l’histoire anglaise ?
L’année 1066 débute par le décès du roi d’Angleterre Edouard le Confesseur et le couronnement de Harold Godwinson, son beau-frère, qui précipiteront les évènements jusqu’à la Bataille de Hastings le 14 octobre 1066 qui voit la victoire de Guillaume, devenu « le Conquérant ». La Tapisserie en fait le récit mais remonte deux ans auparavant, lors d’un voyage de Harold sur le continent. Les raisons de sa venue sont méconnues, mais est l’occasion pour lui de rencontrer Guillaume, duc de Normandie, et de l’accompagner en Bretagne pour une campagne militaire visant le duc Conan II. Cet épisode, décrit largement par l’œuvre, se termine par le serment de Harold auprès de Guillaume. La nature du serment n’est pas explicitée par la Tapisserie, mais les reliques sur lesquelles il l’a réalisé témoignent de son importance aux yeux des contemporains. Cette scène est décrite par d’autres sources comme une promesse de loyauté de Harold auprès de Guillaume. Cet évènement est central sur la Tapisserie, et fait écho à la suite de la narration : le roi Edouard meurt, puis est inhumé à Westminster en grande pompe. Aussitôt, Harold est couronné, appuyé par les élites du royaume et ici figuré avec les regalia. Ce couronnement fera réagir d’autres prétendants comme Harald Hardrada, roi de Norvège, qui attaque Harold par le Nord à Stamford Bridge le 25 septembre 1066, épisode qui n’est pas abordé dans la Tapisserie malgré son impact sur le cours des évènements. Guillaume, lui, débarque à Pevensey avec une armée constituée de Normands, mais aussi de Français, de Bretons ou de Flamands. La traversée de la Manche puis les mouvements de cette armée sont illustrés dans la Tapisserie, jusqu’à la rencontre avec l’armée de Harold, à Hastings le 14 octobre. Les combats, dont la violence est abondamment représentée sur l’œuvre, se terminent par la fuite des Anglais. La Tapisserie s’arrête aujourd’hui à ce dénouement, l’extrémité étant très dégradée, on estime qu’une partie est manquante, et que sa véritable fin eut été le couronnement de Guillaume, survenu le 25 décembre 1066.
On connait le sujet, mais par qui et pourquoi cette tapisserie a-t-elle été commanditée ?
Ces questions restent encore aujourd’hui ouvertes, tant nous manquons de sources pour renseigner les conditions de sa création. Néanmoins, la communauté scientifique s’accorde majoritairement autour de la théorie selon laquelle Odon de Conteville, demi-frère de Guillaume et évêque de Bayeux, en aurait été le commanditaire. En effet, il est particulièrement valorisé sur la Tapisserie, en apparaissant plusieurs fois et nommément, ainsi que Bayeux, le siège de son évêché, présenté comme le lieu du serment de Harold sur les reliques, bien que les sources soient contradictoires à ce sujet. De plus, son rang et son importance dans le nouveau paysage normand en Angleterre après la conquête porte à croire qu’il serait suffisamment influent pour commander une telle œuvre, qui a pu être réalisée dans un atelier de broderie de Canterbury, dans le Kent dont il était comte. La raison est tout aussi sujette à débats, mais, dans cette hypothèse, Odon aurait pu faire réaliser cette œuvre pour entrer dans les bonnes grâces de son demi-frère, et peut-être pour être exposée au moment de la dédicace de la cathédrale de Bayeux, en 1077.
Quelle est son histoire depuis le XIe siècle ?
La première source attestée est l’inventaire du Trésor de la cathédrale de Bayeux de 1476, qui mentionne la Tapisserie. Elle était alors exposée tous les ans durant quelques jours dans la cathédrale, lors de la Fête des Reliques. Avant cette date, nous n’avons aucune certitude sur son usage et son parcours. Après la sécularisation des biens de l’Eglise à la fin du XVIIIe siècle, la Tapisserie est exposée au Louvre en 1804 à la demande de Napoléon Bonaparte, qui confie alors l’œuvre aux habitants de Bayeux. Dépôt de l’Etat auprès de la Ville de Bayeux, elle est inscrite au premier registre des objets mobiliers Monuments historiques en 1840, puis exposée pour la première fois de façon permanente à partir de 1842. Elle est exposée pendant près d’un siècle sans évènements majeurs, excepté durant la guerre de 1870-1871 où on apprend son extraction en urgence. L’année suivante, elle est pour la première fois photographiée par une équipe venue du South Kensington Museum (actuellement Victoria & Albert Museum), ce qui favorisera sa popularisation auprès du grand public, toujours croissante.
Durant la Seconde Guerre mondiale, elle est étudiée et photographiée par deux équipes allemandes en 1940 et 1941, puis transférée pour sa sécurité à Sourches, le dépôt des collections des musées nationaux. Elle y reste jusqu’en 1944, puis transférée à Paris, au Louvre, où elle sera exposée après la libération de Paris, fin 1944. Après son retour, une nouvelle vitrine est conçue à Bayeux permettant de la voir en totalité d’un seul regard. En 1982, à l’occasion de son transfert dans le musée actuel, son revers est pour la première fois étudié sous la direction du service des Monuments historiques. Au Centre Guillaume le Conquérant, où elle est aujourd’hui exposée et jusqu’en 2024, elle est présentée à l’intérieur d’un local technique au climat contrôlé et hermétique à l’extérieur. Elle fait l’objet de nombreux programmes de recherche pour l’enrichissement de notre connaissance, notamment dans le cadre du projet de restructuration du musée, dont l’ouverture est prévue en 2026 dans un contexte de présentation renouvelé sur un pan incliné.
Au-delà du contenu historique, la tapisserie nous éclaire-t-elle également sur la vie quotidienne dans l’Europe après l’An Mil ?
La Tapisserie de Bayeux est en effet une formidable source documentaire, dans la mesure où il s’agit d’une représentation illustrée d’un évènement du XIe siècle réalisée par ses contemporains. A travers ses quelques 1.500 motifs brodés, elle fournit des informations essentielles sur de nombreux sujets tels que les vêtements, l’équipement militaire, l’architecture religieuse ou civile, ou encore la navigation. A ce titre, elle est souvent citée comme exemple et il s’agit là d’un argument majeur de son inscription au registre Mémoire du Monde par l’UNESCO en 2007. Néanmoins, il est essentiel de rappeler qu’il s’agit d’une représentation de la réalité, soumise au regard de ses concepteurs, aux contraintes techniques de la broderie, et nécessairement influencée par les conventions artistiques de l’époque, dominé par l’art roman. La proposition iconographique de cette broderie est donc à questionner également au regard des sources contemporaines et des objets mis au jour par les archéologues.
On a parlé d’une éventuelle exposition de la tapisserie au Royaume-Uni, dans les années à venir. Qu’en est-il ?
En 2018, lors du sommet franco-britannique de Sandhurst, T. May et E. Macron ont annoncé l’étude de la faisabilité d’un prêt de la Tapisserie à la Grande-Bretagne, possibilité ouverte par les travaux du musée de la Tapisserie qui débuteront en 2024. Ces travaux sont réalisés dans le cadre de la restructuration du musée, et seront l’occasion d’une stabilisation des dégradations de l’œuvre qui durera 18 mois, sous la maîtrise d’ouvrage de l’Etat. Le projet de prêt est donc lié à la programmation de cette restauration : l’Etat a lancé une étude visant à spécifier les conditions dans lesquelles elle sera réalisée, ainsi que les préconisations pour le déplacement de l’œuvre. Dans l’attente de ces dernières, aucune décision quant au prêt de la Tapisserie à la Grande-Bretagne ne peut être prise.
En outre, un arrangement administratif a été signé en juillet 2018 entre les ministres de la culture français et britannique, pour accompagner les échanges culturels et scientifiques entre les deux pays autour de la valorisation de l’œuvre. L’organisation de ce prêt en fait partie, mais aussi le partage des connaissances et des collections documentaires pour enrichir les programmes de recherche en cours ainsi que l’exposition du futur musée de la Tapisserie.
Vous avez choisi trois extraits pour nous. Pourriez-vous nous en parler ?

Tapisserie de Bayeux – XIe siècle © Bayeux Museum
1/ Scène 15 : Aelfgyva. Si les évènements narrés par la Tapisserie de Bayeux sont globalement bien connus et confrontés aux sources contemporaines, cette scène est aujourd’hui encore l’objet de nombreux débats et discussions entre les experts. En effet, on y voit une femme, nommée par l’inscription associée, « Aelgyva », debout à l’intérieur d’un cadre architectural composé de deux colonnes richement ornées, ainsi qu’un clerc, qui touche le visage de cette dernière de la main droite : est-ce une gifle, une bénédiction ? L’inscription ne donne pas plus d’indications : « VBI VNVS CLERICVS ET AELFGYVA » (« Où un clerc et Aelfgyva »). L’identité de ces personnages est méconnue, ainsi que les raisons pour lesquelles cet homme d’Eglise réalise ce geste. La position similaire de l’homme nu représenté dans la bordure inférieure interroge également les observateurs, et est une illustration de la nécessité de questionner la frise principale au regard des bordures, à la marge mais riches en motifs potentiellement liés à la narration.

Tapisserie de Bayeux – XIe siècle © Bayeux Museum
2/ Scène 32 : la comète de Halley. Il s’agit de la représentation d’un phénomène cosmique bien connu : le passage de la comète de Halley, qui intervient tous les 76 ans environ. Elle est apparue dans le ciel britannique en 1066, comme l’illustre la Tapisserie mais également d’autres sources. Ici, elle semble être à la fois un objet de fascination par le groupe de personnes qui la pointe du doigt (« ISTI MIRANT STELLA » : ceux-ci admirent une étoile), mais également un mauvais présage auprès de Harold représenté à la scène suivante.

Tapisserie de Bayeux – XIe siècle © Bayeux Museum
3/ Scène 53 : le bataille de Hasting et la chute des chevaux. La bataille de Hastings est longuement illustrée sur la Tapisserie de Bayeux, en tant qu’évènement majeur dans la conquête de l’Angleterre par Guillaume. Les scènes s’enchaînent, présentant les belligérants et certains évènements importants de la bataille, comme la mort du roi. Les chevaux sont représentés en grand nombre, et la cavalerie normande est particulièrement valorisée. Un des points d’orgue de cette bataille est illustré par l’inscription « HIC CECIDERVNT SIMVL ANGLI ET FRANCI IN PRELIO » (« Ici tombèrent ensemble au combat Anglais et Français »), où les chevaux tombent avec leur cavalier, dans un spectaculaire tableau démontrant la violence des combats.