Si vous passez par Victoria Embankment et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à Two Temple Place.
Il s’agit d’un magnifique édifice, de style néogothique, installé dans un coin de Temple, le quartier des avocats (photographie de gauche). Il a été construit en 1895 par l’architecte John Loughborough Pearson pour le milliardaire américain William Waldorf Astor, d’où le nom qui lui est parfois attribué, Astor House.
Si Astor House avait été construite 30 ans plus tôt, elle aurait sans doute eu les pieds dans l’eau, puisque le Victoria Enbankment (Quai Victoria) a été aménagé entre 1865 et 1870, par l’un des plus prolifiques ingénieurs de l’ère victorienne, Joseph Balzagette (1819-1891), dont le nom français rappelle ses origines huguenotes. Quelques siècles plus tôt, elle se serait trouvée dans les jardins d’Essex House, la demeure londonienne de la famille Devereux, que les comtes d’Essex louaient souvent à d’autres grands noms de l’aristocratie, notamment le 1er comte de Carlisle, qui était propriétaire de Carlisle Island, aujourd’hui connue sous le nom de la Barbade, aux Antilles.
William Waldorf Astor appartenait à un autre type d’aristocratie. Né le 31 mars 1848 dans la ville de New York, il était l’arrière-petit-fils de John Jacob Astor (1763-1848), fondateur de la dynastie. Sur l’histoire de cette illustre famille américaine, nous vous recommandons la lecture du livre de Justin Kaplan, When the Astors Owned New York – Blue Bloods and Grand Hotels in a Gilded Age, chez Penguin Books. Rappelons simplement que les Astor firent fortune dans l’immobilier. Ils possédaient d’innombrables terrains dans la capitale économique et culturelle des Etats-Unis, où ils imaginèrent de construire quelques-uns des hôtels les plus luxueux du monde. Lorsque son père mourut en 1890, William Waldorf Astor devint tout simplement l’un des hommes les plus riches du monde, peut-être même le plus riche.
Mais son titre était menacé par son propre cousin, John Jacob IV Astor, fils du petit frère de son père. D’un point de vue dynastique, William était le chef de famille, puisque fils du frère aîné. Mais Caroline, la mère de John, ne le voyait pas du tout de cet œil. La question était de savoir qui, dans la haute société américaine, aurait le privilège d’être appelée par le simple nom de « Madame Astor » : serait-ce Mary, Mme William Waldorf Astor, ou sa tante par alliance, Caroline, Mme William Backhouse Jr Astor ? La question était de la plus haute importance puisque « Madame Astor » était en quelques sortes la reine de New York. Et c’est Caroline qui gagna.
Pour se venger, William fit raser sa propre maison, sur la Cinquième Avenue, et fit édifier à la place l’Hôtel Waldorf. Cela faisait de l’ombre à Caroline, dans le sens propre du terme, puisque sa demeure était voisine. L’affaire fut à peu près réglée quand John, le cousin, parvint à convaincre sa mère de déménager et fit construire à la place l’Hôtel Astoria. Les deux hôtels finirent par être réunis pour former le Waldorf-Astoria. Mais le mal était fait. William n’avait cessé d’être déçu par l’Amérique, notamment parce qu’il avait échoué dans sa course au Congrès. Il prit donc la décision de partir en Europe et s’établit en Angleterre.
Astor installa d’abord sa famille à Lansdowne House, sur Berkeley Square. C’était une des plus somptueuses demeures de Londres. Construite par Robert Adam pour John Stuart, 3e comte de Bute et descendant de Robert II Stuart, le premier de la dynastie à régner sur l’Ecosse, elle passa ensuite aux comtes de Shelburne, puis aux marquis de Lansdowne. Comme Essex House, elle était souvent louée à des tiers, notamment William Pitt le Jeune, l’Astor qui nous concerne aujourd’hui, le 5e comte de Rosebery (il avait épousé une Rothschild et fut accusé d’être l’amant de son secrétaire, Francis Douglas, qui n’était autre que le frère d’Alfred Douglas, l’amant d’Oscar Wilde !), puis Harry Gordon Selfridge, fondateur du grand magasin qui porte encore son nom.
En 1893, Astor acheta au duc de Westminster une résidence dans la campagne du Buckinghamshire, le domaine de Cliveden (c’est aujourd’hui un hôtel de grand luxe : c’est là que Meghan Markle passa sa dernière nuit avant son mariage avec le prince Harry, duc de Sussex, le 19 mai 2018). En 1903, il fit aussi l’acquisition d’une demeure historique, Hever Castle, dans le Kent. La maison était célèbre pour avoir été celle où vivait la jeune Anne Boleyn, avant son mariage avec Henri VIII.
Entre temps, en 1895 donc, Astor fit construire l’édifice situé au 2 Temple Place, à la limite entre la Cité de Londres et la Cité de Westminster, du côté de celle-ci. Bien qu’il y disposait d’un appartement au second étage, il s’agissait de son bureau, l’endroit d’où il gérait son empire immobilier. L’architecte, John Loughborough Pearson, était un maître du style néogothique et spécialisé dans l’architecture religieuse : il travailla ainsi à la construction ou à la restauration de plus de 200 églises ou cathédrales. C’est lui, notamment, qui ajouta les porches aux entrées orientales et occidentales de l’église Sainte-Marguerite, voisine de l’abbaye de Westminster (The Church of St Margaret, Westminster). Pour Astor, il intervint à Cliveden, mais surtout à Temple Place.
L’architecture est de style élisabéthain, du nom de la reine Elisabeth, qui régna de 1558 à 1603. Elle est donc aussi de style Tudor, qui marque la transition entre le style gothique tardif et le style Renaissance. L’intérieur suit à peu près la même esthétique, dans ce qu’un commentateur de notre siècle appela une rencontre entre la reine Victoria et Walt Disney. A travers son décorateur, John Dibblee Crace, et les nombreux artistes qui intervinrent, Astor laissa en effet libre cours à son imaginaire et à sa passion pour l’histoire et la littérature.
Dans la somptueuse cage d’escalier, située au centre du bâtiment et éclairée par une verrière en vitrail, le sculpteur Thomas Nicholls a ainsi représenté les héros des romans préférés du milliardaire : sur les rampes de l’escalier, Athos, Porthos, Aramis et D’Artagnan montent la garde avec Milady, Constance Bonacieux et Bazin, le fidèle valet d’Aramis (Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, 1844)) ; en haut des colonnes de l’étage, Rip Van Winkle (personnage du roman éponyme de Washington Irving, 1819) est aux côtés des protagonistes du Dernier des Mohicans (James Fenimore Cooper, 1826) et de La Lettre écarlate (Nathaniel Hawthorne, 1850) ; dans la frise située sous la verrière, 82 figures sont tirées de l’œuvre de William Shakespeare (photographie du milieu)
Et cela continue dans la grande salle (Great Hall), entièrement recouverte de fabuleuses boiseries, et qui servait à la fois de bureau et de galerie d’art privée à Astor. On y retrouve à nouveau les quatre mousquetaires, mais aussi les personnages féminins de la légende du roi Arthur sur les panneaux de la porte d’entrée, œuvre magistrale de Sir George Frampton (la Dame du Lac, Morgane, Guenièvre, etc.) ou encore, dans la frise sculptée par Nathaniel Hitch, 54 personnages historiques ou fictionnels, de Juliette Capulet (sans Roméo ?) à Richard Cœur de Lion, en passant par la reine Louise de Prusse., Pocahontas, Bismarck, Machiavel et Marie-Antoinette. Plus haut, on retrouve douze statues supplémentaires, dont Robin des Bois et Ivanhoé. Un vrai panthéon littéraire, à la gloire des héros plus ou moins légendaires du milliardaire américain.
Celui-ci était devenu citoyen britannique dès 1899. Il investit des sommes colossales dans ses demeures et sa collection d’art, mais aussi dans de nombreuses œuvres philanthropiques. Il participa également à l’effort de guerre et, pendant la Grande Guerre, fut anobli par Georges V : il devint « Baron Astor of Hever Castle in the County of Kent » le 1er janvier 1916, puis vicomte Astor l’année suivante. Entre temps, son cousin était mort dans le naufrage du Titanic (souvenez-vous, dans le film de James Cameron, il avait les traits d’Eric Braeden, tout aussi légendaire interprète du richissime Victor Newman, dans Les Feux de l’Amour !!!).
Lord Astor mourut d’une crise cardiaque dans sa propriété de Brighton le 18 octobre 1919. Son fils, Waldorf Astor, le 2e vicomte, fut un brillant politicien britannique, tout comme sa femme, la fameuse Lady Astor. Curieusement, Nancy Witcher Langhorne était née le même jour que son futur mari, le 19 mai 1879, en Virginie. Elle eut une jeunesse relativement compliquée, avant d’épouser en premières noces un homme de la bonne société de la Côte Est, Robert Gould Shaw II. Il était violent et alcoolique, et le mariage se termina après seulement quatre années. Divorcée et affublée d’un fils en bas âge, elle s’installa elle aussi en Angleterre, en 1905. Elle fit son entrée dans la bonne haute anglaise où elle étonnait par son franc parler. A une dame qui lui demandait si elle était venu chercher un mari, elle répondit « Si vous saviez le mal que j’ai eu à me débarrasser du mien… ». Et pourtant, elle en trouva un, et non le moindre, l’héritier de William Waldorf Astor.
En 1919, Nancy Astor devint la seconde femme à être élue à la Chambre des Communes du Parlement britannique (la première, élue l’année précédente, n’avait pas pu siéger, puisque membre du Sinn Fein). Elle resta un MP (Member of Parliament) jusqu’à sa retraite, en 1945, mais un MP très controversé. Elle ne cachait pas ses opinions, à la fois antisémites, anticatholiques et anticommunistes. Elle était également favorable à une forme de fascisme pour le Royaume-Uni et voyait d’un bon œil la montée du nazisme en Allemagne. Lorsque la guerre éclata, elle reconnut ses erreurs, mais un peu trop tard, et un opposant travailliste la qualifia de « Member for Berlin » dans un de ses discours. Bien sûr, l’époque était différente et, s’il faut condamner ses idées nauséabondes, rappelons qu’une très large partie de la population les partageait alors, aussi bien au Royaume-Uni qu’en France ou en Allemagne.
Lady Astor est également connue pour avoir échangé quelques piques bien connues (mais supposées et peut-être apocryphes) avec le rejeton d’un autre grande famille aristocratique, mêlée du sang de milliardaires américains, un certain Sir Winston Churchill : « Winston, si vous étiez mon mari, je mettrais du poison dans votre thé. » « Madame, si j’étais votre mari, je le boirais avec plaisir ! » ou encore « Winston, vous êtes ivre ! » « Et vous, Nancy, vous êtes laide. Mais moi, demain, je serai sobre ! ».
Lord et Lady Astor vécurent à Cliveden, tandis qu’Hever Castle revint au deuxième fils de William, John Jacob Astor. Quant à l’immeuble du 2 Temple Place, il fut vendu dès 1919, à la mort du patriarche. Il fut occupé par plusieurs entreprises, avant d’être attribué au Bulldog Trust, un organisme de charité. Il génère une partie de ses revenus en louant les anciens bureaux du milliardaire américain et en organisant des expositions temporaires, qui vous permettront sans doute un jour de visiter les lieux.
Astor et le Bulldog Trust sont tous les deux présents à l’extérieur du Two Temple Place, à travers une enseigne en forme de chien (photographie de droite) et la girouette à l’effigie de la Santa Maria, la caravelle qui transporta Christophe Colomb vers l’Amérique, symbole du lien entre les deux continents chers à William Waldorf Astor.
Avant de terminer, précisons que l’intérieur est également visible dans un épisode de Downton Abbey : c’est là que se marie Lady Rose (Lily James), la petite-cousine écossaise de Lord Grantham.


