Si vous passez par Piccadilly et que vous avez un moment à perdre, arrêtez-vous à Burlington House.
C’est le siège d’une série de sociétés savantes, parmi les plus prestigieuses du Royaume-Uni et du monde : la Royal Society of Arts, la Geological Society of London, la Linnean Society of London, la Royal Astronomical Society, la Royal Society of Chemistry et la Society of Antiquaries of London. C’est cette dernière qui va nous intéresser aujourd’hui, puisqu’elle fait actuellement l’objet d’une polémique : le gouvernement, propriétaire du bâtiment, a récemment augmenté le loyer de plus de 3000% ! C’est l’occasion de revenir sur cette affaire, mais d’abord sur l’institution et, ensuite, sur l’objet du conflit : Burlington House.
Mais déjà, qu’est-ce qu’un antiquaire ? Il ne faut pas l’entendre dans son sens le plus répandu actuellement : les antiquaires de la Society ne sont pas des marchands d’œuvres d’arts, d’objets d’arts et de meubles anciens, mais des spécialistes de l’histoire et du patrimoine, c’est-à-dire de ce qui est ancien.
Certains prétendent que la Society est apparentée à un plus ancien College of Antiquaries, fondé en 1586, mais celui-ci s’intéressait plus à l’antiquité (la période historique, avant le Moyen Âge) qu’aux antiquités (dans le sens large de choses du passé). D’autres tentatives, plus ou moins formelles, semblent avoir suivi, notamment au XVIIe siècle. C’est finalement en 1707 que la Society of Antiquaries of London a été fondée. La première réunion dont il reste des traces date du 5 décembre 1707. Le premier président fut un certain Peter Le Neve, qui était par ailleurs membre du College of Arms en tant que Norroy King of Arms. Il faut toutefois attendre 1751 pour que le souverain britannique accorde une charte royale, actant ainsi la reconnaissance officielle de la Society. Elle n’a dès lors cessé d’œuvrer pour promouvoir l’étude, la connaissance et la compréhension du passé et du patrimoine humain.
La Society of Antiquaries of London est aujourd’hui composée de plus de 3000 membres (Fellows) : archéologues, historiens, historiens de l’art, spécialistes du patrimoine, sous toutes ses formes. Ces Fellows, venus du monde entier, sont recrutés selon une procédure très stricte. L’appartenance à la SAL est donc une sorte de reconnaissance de leur « excellence dans la connaissance du patrimoine et de l’histoire de cette Nation et des autres ».
Parmi les Fellows français, citons par exemple le Professeur Alain Schnapp, ancien directeur de l’Institut National d’Histoire de l’Art, le Professeur François Baratte, ancien vice-président du Conseil National de la Recherche Archéologique, le Professeur Patrick Galliou, spécialiste de la civilisation celte, Philippe Malgouyres, conservateur en chef du patrimoine au musée du Louvre, Thierry Crépin-Leblond, directeur du musée national de la Renaissance, ou encore Xavier Dectot, ancien directeur du Louvre-Lens, et, parmi les célébrités, Sir David Attenborough, John Hall, ancien doyen de Westminster, Sir Jonathan Marsden, ancien directeur de la Royal Collection, mais aussi le très médiatique architecte du patrimoine Ptolemy Dean. La Society peut également s’enorgueillir de disposer de quatre Royal Fellows en les personnes de SM la reine Elizabeth II, SM la reine Margrethe II du Danemark, SAR le prince de Galles et SAR le duc de Gloucester, qui est par ailleurs Patron de la SAL.
Elle est actuellement présidée par Paul Drury, un archéologue et historien de l’architecture, qui est son 47e président. Parmi ses prédécesseurs, citons notamment le 2e duc de Richmond (petit-fils de Charles II), le 4e comte de Carnarvon (père de celui qui finança la découverte de la tombe de Toutankhamon) ou l’historienne de l’art Dame Joan Evans qui fut la première femme à présider la Society en 1959.
En tant que société savante, la SAL publie des travaux de recherche sur l’histoire et le patrimoine (périodiques et monographies), finance des bourses de recherche, organise de nombreux événements culturels (conférences, expositions, etc.) et conserve une importante collection d’objets historiques, de manuscrits, de dessins et de livres imprimés (130 000 références), la plupart de ces trésors étant conservés dans les locaux de Burlington House.
Il est temps d’évoquer ce majestueux bâtiment, l’un des fleurons de Piccadilly. Une première demeure est construite vers 1664, au bord de ce qui n’est alors qu’une petite route de campagne. Trois ans plus tard, Richard Boyle, 1er comte de Burlington, en fait l’acquisition. Son petit-fils va complètement transformer la résidence, qui va considérablement marquer l’histoire de l’architecture au Royaume-Uni. En 1717, entre ses deux Grands Tours en Italie (1714 et 1719), Richard Boyle, 3e comte de Burlington, demande à James Gibbs, disciple de Sir Christopher Wren, de remodeler Burlington House. Celui-ci se lance dans un projet strictement baroque, dans l’air du temps donc. Mais Burlington est épris de nouveauté et il remplace rapidement Gibbs par Colen Campbell. Ils associent également à leur projet leur ami William Kent. Ensemble, puisque le comte est lui aussi architecte, ils vont introduire le style palladien en Grande-Bretagne, et donc le style classique (ou néoclassique, c’est-à-dire inspiré du classicisme de l’Antiquité). Ici, on parlera aussi parfois de style géorgien, du nom des rois de la maison de Hanovre qui régnèrent sur le Royaume-Uni entre 1714 et 1830. Burlington est également l’architecte de Chiswick House, dans l’ouest londonien, un édifice iconique de l’architecture palladienne en Europe. Après sa mort, en 1753, Burlington House et Chiswick House passent à son gendre, le 4e duc de Devonshire. Si Chiswick reste propriété des Cavendish jusqu’en 1929, Burlington House est cédée au gouvernement dès 1854. Le projet était de raser l’édifice et de construire la nouvelle université de Londres. Du fait de l’intérêt architectural et historique de Burlington House, le gouvernement dût faire marche-arrière et décida de louer les différents espaces à quelques unes des sociétés savantes du Royaume-Uni, notamment dans les nouvelles ailes édifiées dans les années 1860-1870. C’est ainsi que la Society of Antiquaries of London s’installa sur Piccadilly en 1874. Depuis 1707, elle n’avait cessé de déménager d’un endroit à l’autre, tenant d’abord ses réunions dans des tavernes (sur le Strand, Fleet Street, etc.), avant de s’installer, de manière plus pérenne, à Somerset House en 1780. Mais ceci est aujourd’hui remis en cause.
Pendant plus d’un siècle, le gouvernement a gracieusement mis à la disposition des sociétés savantes citées en début d’article les locaux situés dans les nouvelles ailes qui entourent la cour d’honneur de Burlington House (New Burlington House). La seule exception était pour la Royal Society (of Arts) qui payait un loyer symbolique pour un bail de 999 ans et pouvait occuper l’ancien particulier, au fond de la cour. L’idée était de constituer un véritable foyer culturel en plein cœur de Londres, afin que le public puisse facilement accéder au patrimoine artistique du pays, découvrir la créativité de ses artistes et la connaissance encyclopédique de ses érudits.
Pourtant, en 1994, le gouvernement décida de faire payer un loyer aux institutions de New Burlington House. Le cas fut porté en justice et un accord permit d’envisager le maintien de ce foyer culturel : un loyer très réduit fut mis en place, pour une période de 10 ans, renouvelable 7 fois. Cela signifiait que les prix du marché locatif pourraient être appliqués au bout de 80 ans. Mais le gouvernement changea d’avis en 2014. Deux ans plus tard, la justice donnait raison au propriétaire. Ainsi, le loyer, fixé à £4 800 en 2012-2013 passerait à £150 000 en 2018-2019, soit une augmentation de 3 100 %. Le gouvernement proposa une solution alternative, avec une augmentation de 8% par an seulement. Mais la Society of Antiquaries n’était pas en mesure de payer. Le gouvernement fit savoir que si le locataire ne pouvait pas payer, il devrait s’en aller. La situation n’a pas vraiment bougée aujourd’hui. Par le biais d’articles, de pétitions, de campagnes de communication, la SAL tente de faire pression sur le gouvernement pour qu’il change d’avis, puisque le départ de la société savante n’est pas non plus envisageable. Compte-tenu de la valeur des collections conservées à Burlington House, un déménagement couterait plusieurs millions de livres sterling. En outre, ce serait dommageable pour l’accès à la culture des Londoniens, mais aussi des chercheurs du monde entier, si la SAL devait s’installer en banlieue ou en province. Affaire à suivre !


