# 14 // Albert Memorial

Si vous passez par Hyde Park et que vous avez un moment à perdre, arrêter vous à l’Albert Memorial.
Pour être plus précis, le monument se trouve à la lisière des Kensington Gardens, juste en face du Royal Albert Hall et d’Albertopolis. Albert, Albert, Albert…
Le 10 février 1840, la toute jeune reine Victoria avait épousé son cousin germain, Albert de Saxe-Cobourg-Gotha. C’était un véritable mariage d’amour, assez rare dans ce milieu et, plus largement, à cette époque. Après avoir rempli son rôle dynastique et donné neuf enfants à la souveraine, le prince Albert devint très officiellement Son Altesse Royale le Prince Consort le 25 juin 1857. C’était là un titre très officiel, accordé seulement deux fois dans l’histoire des monarchies européennes : en 1857 par Victoria à Albert donc, et en 2005 par la reine Margrethe de Danemark à son époux, né Henri de Laborde de Montpezat. Malgré ce qu’on imagine souvent, la reine Elisabeth n’a jamais donné ce titre au prince Philip, qui est tout de même baron Greenwich, comte de Merioneth et, comme chacun sait, duc d’Edinbourg.
Malheureusement, le bien-aimé Albert n’eut pas l’occasion de se prévaloir de ce titre bien longtemps. Le 14 décembre 1861, à l’âge de 42 ans, il s’éteignit dans sa chambre du château de Windsor, laissant derrière lui une veuve éplorée. Victoria porta le noir jusqu’à son dernier jour, quarante ans plus tard, en 1901. Elle était tellement anéantie par la perte de son cher époux qu’elle se retira complètement de la vie publique pendant de très nombreuses années, mettant d’ailleurs en péril l’ensemble de l’institution monarchique. Evidemment, la veuve exigea qu’un monument commémoratif soit élevé à la gloire de son défunt mari.
Dès avril 1863, Victoria approuva le projet de George Gilbert Scott (1811-1878). Ce n’était pas un inconnu. Architecte de l’abbaye de Westminster depuis 1849, on lui devait la construction ou la restauration de dizaines d’églises et de cathédrales à travers le royaume. C’était le spécialiste du néogothique (gothic revival), l’Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) britannique et son presque exact contemporain. De lui, vous connaissez sans doute le magnifique hôtel qui sert de façade principale à la gare de Saint-Pancras, mais aussi le bâtiment du Foreign Office, sur Whitehall (il fut contraint par Lord Palmerston de l’édifier dans un style classique).
Le Prince Consort National Memorial, c’est son nom officiel, fut inauguré par Victoria en juillet 1872, mais Albert ne prit place dans son gigantesque fauteuil que quatre ans plus tard, en 1876. Il faisait face à son Albertopolis et il convient ici de dire quelques mots sur ses réalisations.
Albert n’était pas là que pour assurer la descendance de la reine Victoria et de la dynastie. Si son épouse lui fit vite comprendre qu’il ne devait pas se mêler de la politique du Royaume-Uni, il put, en privé, devenir le chef de famille, et, en public, un prince mécène. Comme bon nombre d’épouses royales en ce début de XXIe siècle, il se consacra à améliorer le sort des gens, à travers la promotion de l’éducation, des arts, des sciences, du commerce. On dit souvent que sa grande œuvre, ce fut l’exposition universelle de 1851. Mais c’est oublier Albertopolis. Cette cité des savoirs fut justement édifiée grâce aux profits réalisés par la Great Exhibition et supervisée par la Royal Commission for the Exhibition of 1851, que le prince Albert présidait. Bien sûr, il mourut trop tôt pour voir le résultat : cette exceptionnelle juxtaposition d’institutions culturelles et éducatives. De part et d’autre d’un axe qui court entre l’Albert Memorial et le portail du Natural History Museum, on trouve une salle de spectacles (le Royal Albert Hall, 1871), des musées (le Natural History Museum, 1881 ; le Victoria and Albert Museum, 1857 ; le Science Museum, dissocié du V&A en 1909), des institutions universitaires comme le Royal College of Arts et le Royal College of Music, et d’autres qui donnèrent naissance à l’Imperial College en 1907, des sociétés savantes (Royal Geographical Society), etc.

Mais revenons à l’Albert Memorial et à son architecture. Depuis le South Carriage Drive des Kensington Gardens, quelques marches permettent d’accéder à une plate-forme, ornée d’un carrelage aux dessins géométrique.
Au centre de celle-ci, quatre escaliers, un de chaque côté, forme une nouvelle estrade. A chacun des angles, on trouve un groupe sculpté représentant les principaux continents : l’Afrique, avec, notamment, un chameau, un homme enturbanné et une princesse égyptienne (William Theed) ; l’Amérique, avec un bison, chevauché par une princesse indienne, accompagnée d’un guerrier (John Bell) ; l’Asie, avec une princesse sur le dos d’un éléphant, entourée de sa suite d’Orientaux de diverses origines (John Henry Foley) ; l’Europe, où un taureau accompagne des femmes couronnées portant les attributs des arts, de la justice, etc. (Patrick McDowell).
Une troisième série de marches conduit à la plate-forme principale. C’est là que se trouve la Frise du Parnasse, Frieze of Parnassus, du nom du mont Parnasse où les muses aimaient à se reposer. Henry Hugh Armstead et John Birnie Philip y ont sculpté 169 personnages : musiciens, peintres, poètes, architectes et sculpteurs, parmi lesquels de très nombreux Français, dont Rameau, Lully, Corneille, Molière, Poussin, Delacroix, Ingres, Mansart.
Au-dessus de la frise, tel Zeus sur le mont Olympe, on trouve finalement le prince Albert, entouré de quatre nouveaux groupes sculptés : l’Agriculture (Agriculture, William Calder Marsahll), le Commerce (Commerce, Thomas Thornycroft), l’Ingénierie (Ingineering, John Lawlor) et l’Industrie (Manufactures, Henry Weekes). La gigantesque statue de bronze doré, conçue par John Henry Foley, représente le Prince Consort en grand uniforme de l’ordre de la Jarretière, tenant dans sa main le catalogue de l’exposition universelle de 1851 et regardant en direction d’Albertopolis.
Il est placé sous un époustouflant dais de pierre de 54 mètres de haut, dans le plus pur style néogothique, librement inspiré du tombeau de la famille Scagilieri, devant l’église Santa Maria Antica de Vérone. Les quatre piliers sont ornés des statues de l’Astronomie, de la Géologie, de la Chimie et de la Géométrie. Au-dessus des arcs trilobés qui soutiennent l’ensemble, on trouve une inscription, qui s’étale sur chaque côté du monument : « Queen Victoria And Her People – To The Memory Of Albert Prince Consort – As A Tribute Of Their Gratitude – For A Life Devoted To The Public Good ».
Les quatre gâbles sont ornés de mosaïques d’émaux, pierre polie, jaspe, onyx, marbre, cristal, agate et cornaline. Ils représentent la Poésie avec le roi David et Homère, l’Architecture avec le roi Salomon et Ictinos (auteur du Parthénon), la Peinture avec Apelle de Cos (qui réalisa l’unique portrait d’Alexandre le Grand de son vivant) et Raphaël, la Sculpture avec Phidias et Michel-Ange. A ce niveau, quatre sculptures symbolisent la Rhétorique, la Médecine, la Philosophie et la Physiologie. Au registre supérieur, les statues représentent les quatre vertus cardinales (Prudence, Tempérance, Force et Justice), et les trois vertus théologales (Foi, Espérance et Charité), ainsi que l’Humilité. Le tout est couronné par des anges, au-dessus desquels s’élèvent une croix.
L’ensemble a coûté l’équivalent de 10 millions de livres sterling actuelles et a été entièrement financé par une souscription publique. A croire qu’il n’y a pas que Victoria qui aimait son prince charmant !

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